La plupart des photographes pour lesquels j’ai une grande admiration ne sont plus de ce monde. Alors quand on m’avait dit que Sabine Weiss était programmée au Salon de la Photo, je m’étais promis d’y aller et finalement j’avais dû zapper. Quelques temps plus tard, à l’occasion d’une réunion de l’U.P.P. (Union des Photographes professionnels) à Paris, j’avais pu la rencontrer. Une sacrée bonne femme, si je puis me permettre. Très entière, hyper sensible, bref tout ce que j’aime. J’avais croisé son regard plein de malice et c’était un vrai privilège. Je l’avais écoutée, avec beaucoup d’attention, raconter une partie de sa vie, ses expériences, son parcours professionnel. Elle y évoquait ses collaborations avec le milieu de la mode, qui était dans les belles années cinquante et soixante à des années lumières de ce qu’on connaît aujourd’hui. Dans la conversation, elle avait fait un constat sur la technique photographique qui m’avait sidéré, à propos de la photo en noir et blanc.
Sabine Weiss nous avait expliqué qu’elle adorait travailler en noir et blanc « parce que c’était tellement plus facile ! » J’avais sorti mon calepin et j’avais pris quelques notes, pour être sûr de ne jamais oublier ça. De vous à moi, je n’en crois pas un mot, malgré toute l’estime que je porte à Madame Weiss. Je n’avais pas évoqué ce détail lorsqu’elle avait signé son livre pour mon petit fils Victor. Il a quel âge m’avait-elle demandé ? J’avais répondu qu’il avait trois ans et Sabine Weiss avait souri. Je lui avais dit que j’offrirai ce livre dédicacé par Sabine Weiss à Victor, pour ses dix-huit ans. Quand il serait en âge de comprendre à quel point la photographie en noir et blanc est quelque chose de si complexe. Sabine Weiss m’avait souri, d’un air entendu.
Le noir et blanc de la genèse à la révélation
Il y a quelques années, ici même, j’avais écrit un article intitulé les 10 commandements de la photo de concerts. Le cinquième commandement disait « en couleurs tu travailleras ». Bien sûr l’injonction n’avait rien de définitif. On peut tout à fait travailler en noir et blanc et ce n’est pas critiquable en soi. Ce qu’il fallait surtout retenir, dans ma proposition c’était ceci : « Si tu crois que passer un cliché de la couleur au black and white va te permettre de rattraper le coup d’un cliché pourri, ce que tu te goures mon jeune ami ! Un cliché pourri en couleurs sera pourri en noir et blanc, mais rassure-toi. L’inverse est vrai. Et puis passer une photo couleurs en noir et blanc juste pour faire style (prononcez staïle), ça ne trompe personne. » Je discutais récemment du sujet noir et blanc avec un très bon ami photographe, Guy Chuiton (fervent animateur du Centre Atlantique de la Photographie), avec qui j’ai usé mes fonds de culotte à photographier des concerts de jazz au Vauban. Guy a photographié toute sa vie durant en noir et blanc, avec ses matériels antédiluviens que sont son Contax, son Leica et son EOS 3. Aujourd’hui, il shoote parfois un peu en numérique, avec un EOS 6D. Ce qui m’amuse, c’est que même en numérique, l’image qui s’affiche sur son écran LCD est en noir et blanc. Il vante aussi les mérite de son hybride Fujifilm, capable d’afficher l’image dans le viseur directement en noir et blanc. « Pouvoir visualiser son image, directement en noir et blanc, c’est un vrai plus, un atout inestimable ! » estime cet afficionados du noir et blanc. Seul bémol, ce n’est pas une visée reflex mais ça, c’est un autre débat. Après tout, venant de l’école Leica, pour Guy ce n’est pas choquant.
Ce qui l’est beaucoup plus, c’est le constat des post-productions apocalyptiques qu’on croise aujourd’hui à tout va. Le noir et blanc sert de prétexte à tout et à n’importe quoi et surtout à n’importe quoi. « Le principe, c’est de visualiser son image en noir et blanc, avant de déclencher. » sourit Guy qui sait pertinemment que cette contrainte demande une gymnastique de l’esprit qui n’est pas à la portée du premier venu. Alors quand Madame Weiss me disait qu’elle bossait en noir et blanc parce que c’était plus facile, no offense Madame. Je mets ce mot d’esprit plus sur le compte de la figure réthorique, l’ironie du personnage que de la réalité. Le noir et blanc, c’est tout sauf facile.
• Entre le noir et le blanc, mille nuances de gris
Alors évidemment, quand j’ai vu débarquer le bouquin de Michael Freeman sur mon bureau, avisant le titre « L’art du noir et blanc », j’ai tiqué. Non que je ne sois plein d’admiration pour ce grand bonhomme qu’est Michael Freeman. J’ai eu maintes fois l’occasion de chroniquer ses bouquins de photo, édités par la maison Eyrolles. Si vous passez par une librairie ou si vous surfez sur Amazon, il n’y a pas un livre de Michael Freeman chez Eyrolles qui ne soit pas digne d’intérêt. Là, Freeman s’attaque à un sujet extrêmement délicat, le noir et blanc. Rien que son titre « L’art du noir et blanc » apporte de l’eau à mon moulin, confirmant mon cinquième commandement. Il n’y a pas plus casse-gueule que le noir et blanc. Penser que c’est une solution de facilité pour rattraper le coup d’un cliché pourri est la pire des aberrations. Malheureusement, il suffit de regarder quelques books en ligne où l’utilisation systématique de techniques de post-prode de base (netteté, clarté, niveaux, vignettage, etc…) a suffi à persuader leurs malheureux auteurs qu’ils avaient pondu le cliché du siècle. Un gros coup de contraste, du noir, du blanc et en avant ! Dommage, parce que ça ne fonctionne pas.
Entre le noir et le blanc, il y a mille nuances de gris et la gestion subtile de ces nuances peut virer au cauchemar. C’est exactement le postulat du livre de Michael Freeman. Dès son introduction, il attaque bille en tête, évoquant une vérité qui semble acquise. Le noir et blanc est le cœur de l’art photographique, reléguant la couleur dans la seconde zone. Le décor est posé et c’est tout ce que j’aime chez Freeman, je cite. « Les photographes semblent évoluer dans un monde de pure photographie : fort peu intègrent leur travail dans le cadre plus large de l’art en général. » Il ne suffit donc pas, en clair, qu’une photo soit en noir et blanc pour qu’elle mérite le qualificatif d’artistique. Michael Freeman a des choses à nous apprendre et c’est tout ce qui fait l’intérêt de ce merveilleux ouvrage.
• Se demander pourquoi et quand
Dès le premier chapitre, la problèmatique est clairement posée. En photographie numérique noir et blanc, le point essentiel n’est pas de se demander « comment » mais plutôt « pourquoi » et « quand ». Tout est dit. Michael Freeman insiste : « Il est aisé d’expliquer comment obtenir différents effets à partir d’un fichier numérique mais ce qui est intéressant c’est le choix même de développer l’image en noir et blanc plutôt qu’en couleurs. » Le propos est émaillé d’exemples, de clichés en noir et blanc, en dégradés de gris. Le ton façon Freeman est didactique sans jamais être lénifiant, c’est ce qui rend la lecture de ses ouvrages particulièrement intéressante. Quand il évoque la photographie traditionnelle, depuis le Daguerrotype ou le collodion humide, on peut comprendre comment se réalise le petit miracle que représente la photographie. Comment la lumière impacte le film, comment certains grains d’argent apparaîtront noir alors que d’autres auront la nuance d’un gris. Finalement, Michael Freeman, sans être didactique, comme je l’ai souligné, nous amène exactement où il veut qu’on aille.
La première partie de son ouvrage est consacrée au pourquoi. On évoque la prise de vue, le cadrage, la composition, le film, les fondamentaux. Puis vient la suppression de la couleur et sur certaines images, le contraste devient flagrant. Freeman évoque la disparition de la distraction de la couleur, permettant au regard de lire l’image de manière différente. Et là, on comprends. Tout l’intérêt de ce livre est là. Comprendre la démarche, assimiler pourquoi l’image peut se débarrasser de ses couleurs pour être lue en monochrome. L’image se transcende. En couleurs, une image est intéressante. En noir et blanc, cette image existe. C’est le moment que choisit Freeman pour entrer dans le vif du sujet. L’interprétation, la conversion du monochrome numérique. Et là, on parle technique et on apprend plein de trucs.
• De la compréhension naît l’envie de faire
Je ne sais pas si le bouquin de Michael Freeman me donnera envie de faire plus de conversions en noir et blanc, mais une chose est sûre. Avec L’art du noir et blanc, le livre de Freeman donne les pistes indispensables à la compréhension du pourquoi ce qui induit dans un deuxième temps l’apprentissage du comment. On ne change pas une équipe qui gagne. Avec le travail de Michael Freeman, la maison Eyrolles joue sur du velours. Ce bouquin en est déjà à sa seconde édition et c’est déjà une référence. Finalement, la première moitié de l’ouvrage, consacrée à l’historique de la photographie en noir et blanc et à sa structure est aussi intéressante que la seconde moitié on l’on aborde tous les aspects techniques de la conversion proprement dite. Et paradoxalement, le livre évoque beaucoup la couleur, base de votre futur noir et blanc.
Enfin, le livre aborde les choix créatifs, une difficulté majeure. Là, j’ai une pensée pour mon cher Guy Chuiton, à la lecture du chapitre « Penser en noir et blanc« . Même si les techniques modernes permettent aujourd’hui de visualiser son image directement en noir et blanc dans le viseur. Mon ami Gérald Géronimi, photographe de mariage, qui travaille avec la gamme hybride Fujifilm confirme : « Le viseur électronique permet effectivement cette fonctionnalité assez exceptionnelle ! Pouvoir visualiser son image en noir et blanc, directement dans le viseur. Ça change radicalement ta façon d’appréhender l’image ! » Voilà. On n’a pas fini de faire des photos en noir et blanc. Michael Freeman se pose cette question. Si on avait pu sortir des photos en couleurs dès la naissance de la photographie, est-ce que la photographie en noir et blanc aurait eu autant de succès ? Après la lecture de son livre, j’en suis intimement persuadé. Le noir et blanc est magnifique et demeure intemporel. Surtout quand il est maîtrisé.
[…] On citera naturellement la ligne de bouquins de ce cher Michael Freeman dont j’ai chroniqué ici-même de nombreux ouvrages. Du plus technique au plus générique (comme le récent et excellent Grand livre du Polaroid, […]