Je ne fais pas partie de cette génération X qui se pâme dès lors qu’on prononce les mots velvet underground, balayant l’histoire du rock d’un revers de main, la résumant en un seul mot, d’un air vaguement désabusé. Nan, mais attend, le Velvet quoi ! Mouais. Moi, j’ai découvert Lou Reed par hasard, par la vertu d’une jolie photo, un peu étrange, sur la pochette d’un disque, en 1976. Quand je suis passé à la caisse avec Coney island baby sous le bras, le disquaire m’a souri en me disant : « Ah ! Lou Reed. Excellent choix. » Je suis reparti quatre à quatre à la maison, en n’osant pas lui avouer que je n’avais jamais entendu parler de ce gars avant d’avoir été ébloui par la photo décalée de l’album. La suite, c’est l’écoute et l’une des plus grosses claques dans la gueule de tout mon panthéon personnel du rock. Il faut dire que j’avais mis dans le mille, tant Coney island baby est un pur album qui s’écoute de bout en bout sans pause, extatique, transpercé par la qualité des lyrics et de la bande son. En fait, avec Coney island baby, je découvrais un artiste arrivé au sommet de sa maturité. Drôle de gueule l’animal, personnage atypique, ce faux semblant de clown triste, ce regard un peu perdu, ça m’allait bien. Des titres définitifs de « She’s my best frtiend » ou « The gift » avec des paroles qui me percutaient, des mots qui entraient dans ma mémoire pour ne plus jamais en ressortir : « like a good wine I’m better as I get older. » Avec cet album, Lou Reed explorait aussi son côté noir avec des titres comme « Kicks » et son intro de basse ondulante sans même évoquer « Coney island baby » splendide chanson, mi-parlée mi-chantée, en demie-teinte, entre mélancolie et tristesse. Le tout servi par un personnage dont l’ambiguïté sexuelle devait sans doute troubler le jeune mec que j’étais. Mais Coney island n’était que l’amorce, le début de la vague. La déferlante qui n’allait pas tarder à me tomber sur le coin de la gueule…
La semaine suivante, j’ai couru chez le disquaire qui m’a conseillé, avec une lueur hallucinée dans le regard, d’acheter « Berlin ». Que dire de « Berlin » sinon que cet album dantesque me semble l’un des dix, que dis-je ? L’un des cinq meilleurs albums de la musique rock tous styles confondus. Coney island m’avait submergé, avec Berlin j’étais englouti. Berlin s’écoute d’une seule traite, sans pause, des larmes plein les yeux. Des titres définitifs, comme « Men of good fortune », l’intro de légende de « Caroline says » et puis des mots qui cognent, qui contrastent singulièrement avec l’ambiance de la fin des trente glorieuses. Avec « Berlin » la génération des baby boomers annonce que le monde est en train de changer et que la fête est finie. Lou Reed a eu une influence majeure sur ma vie, ma vision du monde, des femmes, de l’homosexualité et de ce grand bordel ambiant qu’est l’humanité. Grâce à Lou, j’ai grandi, je lui dois ça et c’est déjà beaucoup.
La suite ? J’ai découvert « Rock’n roll animal » puis « Transformer », l’album fondateur qui a suivi le départ de Lou Reed du fameux Velvet undergound. À l’été 1977, j’ai vu Lou Reed en live au petit château, en Ville-Close, à Concarneau. Drôle de sensation, effluves de parfums venus d’ailleurs et un Lou Reed tirant la gueule pour je ne sais quelle raison. On m’a dit plus tard qu’il avait assez peu goûté la traversée en petit bac, toute entrée par un autre accès sur cet ilot rocheux étant impossible, il avait fallu convoyer les musiciens par la voie martitime. Concert mémorable. Je l’ai revu trente quatre ans plus tard, aux Vieilles Charrues en 2011. Il n’avait pas trop changé, finalement. Toujours cette même dégaine nonchalante, cet air triste de chien battu. Les photographes étaient massés côté cour, tassés plutôt. On était restés vingt cinq minutes et je dois à la vérité de dire que je m’étais emmerdé ferme, mais entre nous, que n’aurais-je donné pour photographier un héros de mon adolescence ? Finalement, un rêve de gosse, ça n’a pas de prix.
• cliché : un (rare) sourire de Lou Reed pendant son set aux Vieilles Charrues en 2011, à Glenmor.