Il y a quelques temps j’ai vu passer sur internet une info dont je me suis dit qu’à coup sûr c’était le genre de décision qui allait faire jurisprudence, une de ces décisions tarabiscotées, capables d’engendrer des conséquences dramatiques pour toute une profession, de celle qui en prend plein la gueule régulièrement, suivez mon regard. C’est exactement ce que je me suis dit en lisant l’article publié par Korben sur son blog, et dont je m’en vais de ce pas vous faire un petit résumé du spectacle. En gros, c’est l’histoire banale à pleurer d’un photographe qui se fait voler (il n’y a a pas d’autre mot) un cliché de pot au feu par une chaîne de télévision pour les besoins d’un reportage culinaire. Ni une, ni deux, le gars ne se démonte pas et envoie un email à la chaîne pour demander réparation financière. Réponse de la chaîne : le reportage, c’est pas nous mais une boîte de prod, mais promis on va faire suivre. L’histoire aurait pu (dû ?) s’arrêter là. Ou pas.
Le rédacteur zélé de la télé s’est aussi fendu d’une belle citation de la jurisprudence que j’évoquais à l’instant, et elle dit quoi cette décision de justice ? Simple. Elle dit que vous ne pouvez revendiquer votre droit d’auteur que dans la mesure où votre cliché présente des caractéristiques artistiques notoires. Bon, faisons simple. Vous avez réalisé le cliché d’un beau coucher de soleil (ou d’un pot au feu, c’est vous qui voyez). Si vous ne pouvez pas prouver que vous avez apporté votre touche artistique dans la réalisation de ce cliché, par le cadrage ou une mise en scène particulière, vous ne pouvez pas revendiquer la paternité de votre œuvre et par voie de conséquence le premier quidam venu peut allègrement vous pomper votre cliché sans vergogne en invoquant la banalité de votre photo. On ne vous demandera pas si vous vous êtes cassé le cul à vous déplacer à pas d’heure, avec votre matos qui coûte un bras, pour taper le reflet du soleil couchant comme vous l’avez imaginé, à vous geler les miches pendant des heures à attendre la lumière que vous vouliez alors que d’autres peigne-culs sont tranquillement vautrés dans le canapé à cultiver leur taux de cholestérol en regardant Top Chef avec maman tout en buvant leur tisane, ceux-là mêmes qui viendront vous pomper vos photos en invoquant le droit à la bannalité ? No offense, mais je ne suis pas tout à fait d’accord, si je puis me permettre.
Où se situe la notion d’originalité d’un cliché ? Qui peut oser prétendre d’un cliché qu’il est banal ou qu’il ne l’est pas ? Il y avait déjà eu des précédents, dont cette série de photographies d’avions dont la justice avait estimé que leurs auteurs ne pouvaient prétendre au droit d’auteur au seul titre que leurs clichés étaient banals. Au risque de me répéter, qu’est-ce qui est banal et surtout qui peut en juger ? Le baiser de l’hôtel de ville est-il un cliché banal ? Après tout, c’est juste un one shot d’un garçon qui embrasse une fille. Le cliché derrière la gare Saint Lazare ? Un gars qui saute au dessus d’une flaque d’eau, pas de quoi casser trois pattes à un canard ! Fallait simplement être là au bon moment finalement hein ? Et que dire de Jacques qui photographie sa petite cousine ? C’est d’une effroyable banalité, Monsieur le Juge. Seulement voilà. À chaque fois un type a été là, présent, pour capturer l’instant avec acuité, témoin magnifique de ce fragment de temps qui ne reviendra pas, comme le disait si joliment Martine FRANCK, photographe. C’est aussi cette femme admirable qui comparait la photographie avec la rencontre d’un inconnu dans un train. C’est ça. La photographie c’est une rencontre avec le hasard qui ne doit rien au hasard.
On en est là. J’ai souvent évoqué et regretté la banalisation de l’acte photographique, la dilution des pixels comme les larmes sous la pluie. Aujourd’hui, on a franchi un nouveau cap. N’importe qui invoquant la banalité d’une image, d’un cliché, peut revendiquer son utilisation à titre gratuit. Qualifier une cliché de banal est à mon sens la pire insulte qu’on puisse faire à un photographe. Il va pourtant falloir s’habituer. Nous n’allons pas vers les beaux jours.
• merci à Renaud, chanteur pas banal, pour le titre de ce billet inspiré de « Ma chanson leur a pas plu ». Et pour Henri Cartier-Bresson, Jacques Lartigue, Robert Doisneau, Martine Franck, mon respect.
• illustration de cet article : Waiting for Ibrahim, cliché Hervé « harvey » LE GALL.
Bertrand dit
Dominik Fusina a relaté la chose. C’est inouï !
http://photo.fusina.net/news-M6_et_sa_recette_sur_les_droits_d_auteur_-60.html
Bruno Delzant dit
Comme toi j’ai lu hier ce billet de Korben, et même si sa photo ne sort pas de l’ordinaire, j’ai été choqué par la désinvolture de la réaction du boit de la prod. Je trouve cette jurisprudence scandaleuse. Dans cette société où l’on te balance du gratuit à la gueule (et comme on dit si c’est gratuit, c’est toi le produit) les gens ne respectent plus la valeur du travail.
Sa photo est pê banale, mais il a pris la peine de faire le plat (ou d’aller chez qqn qui a fait le plat), il a pris de son temps, il a investi dans un boitier (ou un compact) et tout ce temps là a un prix. Peut-être que l’auteur estime que une citation est le prix juste, peut-être qu’il veut qq biftons. Mais de là à dire ta photo est banale, casse-toi, c’est comme l’Europe qui dit au petit retraité chypriote, ta gueule pauvre con on va piquer qq euros sur ta petite pension pour que les banques puissent continuer à vivre et à filer des bonus et des primes à ceux qui jouent avec ton argent: c’est du vol. point.
Mais bon apparemment dans le monde du tout gratuit, la notion de vol n’a plus lieu d’être…
David dit
Bienvenue dans la vie.com 🙂
C’est dramatique mais c’est comme ça. Le problème c’est toujours pareil, tout dépend du point de vue. Quelqu’un voit un truc insolite et le prend en photo et il fallait être là avec le matos qui coute un bras et shooter ! Oui…sauf que…maintenant des appareils photos, il y en a des milliards, et tout le monde fait des photos insolites aux 4 coins du monde. Du coup, tout ça devient… banal, et oui, c’est balo !
Des couchés de soleil fantastiques, il y en a des centaines, tout devient banal avec cette quantité de photos qui circulent sur internet.
Avant, ça sortait de l’ordinaire, plus aujourd’hui. Donc il faut de nouveau trouver autre chose qui sort de l’ordinaire,et alors là, ben faut s’lever tôt le matin pour trouver un truc qui sort de l’ordinaire.
Y a pas grand chose à faire, en l’état; pour l’instant, à mon avis.
Myriam dit
Révoltant !
Et à l’inverse m’étonnerait bien qu’ils se laissent faire …
Marc dit
Juste pour note les amoureux de la gare n’est pas un one shot, c’est mis en scène avec des acteurs.
Ça avait été révélé quand un couple avait cru se reconnaitre et droit à l’image et blablabla…
PS : ‘couché de soleil’ s’écrit coucher de soleil
Le Journal de Chrys dit
Il semblerait que la chaîne soit revenue sur son message « passez votre chemin, il n’y a rien à voir » et qu’une entente soit en cours avec le blogueur. Ceci étant, c’est grâce au tapage sur les réseaux sociaux qu’il en est ainsi… Mais qu’en est-il de tous les anonymes?
Remi dit
Ne tombez pas dans le bouillon d’M6 ! Leur service juridique a sorti une « jurisprudence » aux petits oignons qui les arrange bien, mais le droit à la propriété intellectuelle est un met bien plus fin que ce cassoulet en boite qu’on essaye de nous faire avaler.
Il me parait très peu probable que la notion d’oeuvre soit liée à ses qualités artistiques étant donnée la difficulté pour un juge d’en apprécier ces-dites qualités. C’est d’ailleurs ce que confirme la loi : « L’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. » (CPI, L111-1, l’article L112-2 précisant même les catégories d’œuvres) rien d’artistique à prouver, donc.
Par contre, une chose est sûre. Il y a eu le viol délibéré de deux droits : le droit d’auteur (CPI, L111-1, L121-2, L122-1 et suiv.) et le droit au nom (CPI, L121-1).
La recette complète est ici : http://goo.gl/PurjV Nul doute que les avocats des deux parties sauront en apprécier le fumet délicat.
Clovis dit
Ce qui me fait le plus rire (jaune) dans toute cette histoire, c’est que théoriquement, une œuvre de l’esprit est couverte par le CPI à partir du moment où elle est créé. Or, quand on créé ou divulgue une œuvre au public, il n’y a pas de comité pour classer la création comme « originale » ou « banale ». Non, elle est réputée protégée tant qu’une décision contraire n’aura pas été rendu par un tribunal. Et encore, c’est à l’auteur de l’originalité de son œuvre en préambule de la procédure…
Or, ici, le photographe ne peux pas défendre son travail, et ce n’est pas un tribunal qui tranche. Je conseillerai donc à ce photographe d’aller en procédure et de blinder la partie originalité de la photo de son dossier, en n’oubliant pas ce précepte tout simple : si elle a attiré l’attention au point d’être intégrée dans une création composite plus grande, surtout face à ce « catalogue géant » que représente internet, c’est qu’à ce moment là elle était suffisamment originale à leurs yeux.
Dans tous les cas, c’est au diffuseur final (M6) de s’assurer avoir obtenu les autorisations nécessaires à la diffusion de contenues créé par des tiers. Soit il a clairement les contrats correspondant, soit c’est le producteur de l’émission qui lui assure avoir bien réglé les questions de droits d’auteur.
Encore une fois, c’est devant les tribunaux que se règle la question de la responsabilité : le diffuseur final sera accusé par l’auteur et pourra appeler, à ce moment là, la société de production en garantie.
Antoine dit
Assez d’accord avec le commentaire précédent.
Pourquoi conclure à l’impuissance tant qu’on n’a pas échoué à faire valoir ses droits ? Qu’il y ait des gens qui soutiennent mordicus qu’ils n’ont rien fait de mal, ce n’est pas surprenant, mais si l’auteur estime qu’il y a un préjudice, face à ces personnes il n’a pas d’autre choix que de montrer les armes : il verra alors si leur jurisprudence citée est bien solide, et s’applique bien dans ce contexte d’exploitation commerciale de l’oeuvre…
Clovis dit
@Remi : mieux encore ! L’article L112-1 « Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. » (oui, quels qu’en soient le mérite, vous avez bien lu).
Et le seul article où il est défini un critère d’originalité pour mettre en œuvre une protection est le L122-4 : « Le titre d’une oeuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégé comme l’oeuvre elle-même. […] »
David dit
C’est très bien toutes ces lois, n’oubliez juste pas qu’en France, la loi est régulièrement complétée voire écrasée par les jurisprudences et en la matière, y a déjà pleins de jurisprudences, surtout en défaveur des auteurs de photos. De tout ça, il en ressort juste qu’il n’y a strictement rien d’évident et de simple. Je suis presque sûr qu’M6 peut dormir sur ses deux oreilles y compris les producteurs de l’émission.
thierry dit
Moi, je propose que l’on se charge de diffuser gratuitement M6 en streaming, car finalement, il n’y a rien de plus banal que leurs émissions.
Non, mais si il y en a qui devrait respecter le droit d’auteur, c’est quand même bien eux.
Mastaba dit
@David:
La propriété d’une photo n’a rien à voir avec la supposée originalité ou compétence (toute deux purement subjectives) ou encore avec la valeur ou la rareté du matériel utilisé.
Une photo n’a pas besoin d’être originale pour être protégée, la loi ne fonctionne pas sur des critères aussi subjectifs et variables.
L’originalité d’une photo, ca veut dire que c’est un original au contraire d’une copie, pas que le cadrage ou la composition sont artistiquement originaux et inédits; critères sans aucune valeur juridiquement.
D’ailleurs exactement la même histoire, mais avec la Lune (qui est pourtant encore bien plus « banale » et universelle qu’un plat cuisiné) :
http://blog.droit-et-photographie.com/exifs-et-droit-de-la-preuve-quand-la-jurisrudence-nous-decroche-la-lune/
De bons conseils comme l’astuce de recadrer légèrement une bordure de quelques pixels avant de diffuser une photo et bien sûr de conserver les RAW entre autres preuves.
Fabien dit
Quand on s’accroche, on peut gagner…
http://blog.droit-et-photographie.com/exifs-et-droit-de-la-preuve-quand-la-jurisrudence-nous-decroche-la-lune/
A+
Ced dit
Même avec des millions et des millions d’appareils en circulation, et même si la banalité de la photo était reconnue, ce qui manifestement est ici un argument falacieux, sinon pourquoi ne pas en prendre une autre, libre de droit ou achetée qq euros sur un site idoine, l’auteur de la photo est en droit de revendiquer ses droits sans être humilié publiquement par un service juridique d’une chaine television. C’est un respect fondamental de la personne qui s’oublie, pour quoi? Quelques euros! Je n’ai de conseil à donner à personne, j’invite juste la personne qui a émit un jugement sur l’oeuvre de ce photographe, quelle qu’en soit l’originalité, à se demander si elle même accepterait d’être ainsi traité publiquement. Je peux comprendre les motivations d’une chaine à éviter un précédent pour ne pas se retrouver dans une situation où des milliers d’auteurs leur réclameraient des droits! Certes, mais si le producteur et la chaine qui commande l’emission avait un peu plus de sens éthique et de rigeur, ils éviteraient de devoir se justifier de façon aussi navrante, car une telle situation n’arriverait pas! L’argument financier ne tenant pas, car si comme il est prétendu cette photo est banale, il y a alors trés certainement moyens d’en acquérir honnêtement une autre équivalente sans laiser les droits de quiconque, soit gratuitement soit pour une somme dérisoir. Finalement dans cette histoire, cette chaine n’a fait que démontrer le peu de rigeure dont elle a fait preuve dans ce cas, et une bien navrante banalité dans ses propos! Le producteur n’a fait que la démonstration d’un certain laxisme, probablement gouverné par un besoin d’optimisation des profits. Ce photographe n’est pas une victime banale, mais il est bien victime d’une banalité dans le monde de la communication, un manque flagrant d’orginalité par le respect des autres!
David dit
Relisez bien cet excellent article que vous indiquez, sur le problème de la photo de la lune. 1ere décision de justice, négative, deuxième décision positive, mais à quel prix ? Il a fallu un expert, qui travaille sous photoshop pour vérifier tout un tas de truc, ensuite aller voir les observatoires pour vérifier que la lune était comme ça telle jour etc.
La cour d’appel a été favorable uniquement car l’auteur avait fait un certain travail sous photoshop que l’expert a dû démontrer, relisez bien la conclusion de la cour d’appel.
Qu’aurait dit la cour d’appel sans ce travail sous photoshop ?
L’astuce donné sur le recadrage, dans un commentaire, montre bien que les choses ne sont pas aussi évidente que ça et que l’originalité d’une photo n’est pas aussi hyper évidente que ça, la preuve en est qu’il a fallu aller en appel.
Autrement dit, je prends une photo, je la trouve bien je la retouche pas, je change pas le cadrage, en gros, je fais rien sur la photo, on me pique ma photo, que dit la cour d’appel dans ce cas ? Je vous le donne en mille.
Je suis 100% d’accord avec tout ce que vous dites, mais après faut voir dans le concret ce qui se passe en vrai. Pour les pros, ou semi-pros, se battre pour se faire respecter est quasi vital, et eux, arriveront tant bien que mal à se faire entendre et encore.
Mais pour tous les autres, faut aller en justice avancer les frais avec aucune certitude sur le jugement rendu, c’est bien malheureusement pas évident pour tout le monde.
M6 a préféré trouver un accord à l’amiable pour cet autre bloggueur? Et ben tant mieux pour l’auteur de la photo. Qu’en aurait-il été si c’était un gros, type apple ou microsoft ou je ne sais qui d’autre qui piquent votre photo ? Vous croyez qu’ils chercheraient un accord à l’amiable aussi facilement ?
Ca restera un combat avec des victoires et des défaites comme dans beaucoup de domaines, faut juste bien avoir à l’esprit que y a strictement rien d’évident et cet excellent article sur cette histoire de photo sur la lune en est un parfait exemple.
J’invite tout le monde à aller le lire pour se rendre compte de ce qu’il faut faire pour « espérer » avoir gain de cause. Et surtout, il montre clairement ce qui ne peut en aucun cas prouver l’originalité d’une photo, et on tombe de haut.
Clovis dit
@David mauvaise relecture :
Il a fallut l’aide d’un expert pour prouver LA PATERNITÉ et non l’originalité ! 😉
David dit
Faut lire jusqu’au bout 😉
« …
Monsieur Regnier a réalisé un travail de création portant l’empreinte de sa personnalité; que la photographie en cause est originale et protégeable par le droit d’auteur
… »
Clovis dit
L’un n’empêche pas l’autre : d’abord on vérifie que le plaignant est bien l’auteur de la photo, ensuite on statut sur l’originalité de l’image et enfin on juge la contrefaçon.
Ne t’inquiète pas, depuis le temps je sais lire un jugement et les commentaires de Joelle… ^^