J’ai tourné le début de cette lettre dans ma tête, un bon moment. Le respect de l’âge m’interdit de vous appeler par votre prénom, d’ailleurs souvent, quand je parlais de vous, je disais simplement Wolinski. Enfin, je vous rassure, je n’ai pas fini de parler de vous, parce que vous êtes un de mes héros, depuis que je suis tout petit et que, c’est bien connu, les héros, les vrais, ça ne meurt jamais. J’ai l’impression de vous connaître depuis toujours, que vous faites partie de l’histoire de ma vie, que vous m’avez enseigné tant de choses, à commencer par une valeur fondamentale qui tient en mot. L’impertinence. Je vais vous faire un aveu, je n’ai jamais été très Charlie Hebdo. Non, moi j’étais directement plus hardcore, mon truc c’était plutôt Hara Kiri, au grand dam de feu ma mère qui ne se lassait de répéter : « Je ne comprends pas qu’un garçon aussi intelligent que toi puisse lire des trucs aussi cons. » Moi, mes héros, c’était Bernier aka Professeur Choron et François Cavanna. Et Fred. Finalement, ma mère ne le savait pas, ou elle feignait de l’ignorer, mais tout ça, c’était un peu de sa faute. C’est à cause d’elle que j’ai été biberonné à la BD, d’abord avec Vaillant puis avec Pif et son mythique gadget. J’ai été formé tout petit à cette école, découvrant un esthétisme raffiné, du concombre masqué de Nikita Mandryka à celui du Corto Maltese d’Hugo Pratt, éduqué à l’humour crétin du Gai Luron de Marcel Gotlib.
Cher Monsieur Wolinski.
J’ai grandi à cette école buissonnière, faite de petites bulles et de phylactères avec Pilote (mâtin ! Quel journal !), allant de découvertes en surprises. J’ai assisté à la naissance de l’Écho des Savanes, de Fluide Glacial, m’abreuvant de cette presse libertaire qu’était Actuel et bien sûr, ce journal bête et méchant, Hara Kiri, dont ma pauvre mère désespérait qu’en j’en fasse mes choux-gras, imaginant qu’elle ferait de moi un idiot lobotomisé ou un crétin maniaco-sexuel. Sur le second point, je peux attester que vous avez largement contribué, mon cher Wolinski, au déploiement joyeux et débridé de ma libido adolescente. On se passait vos ouvrages sous le manteau, au lycée, calculant la une de couv’ et demandant invariablement « y’a du cul ? » Et avec Wolinski, oui, y’en avait. Mais il n’y avait pas que ça. Les filles que vous dessiniez avaient autre chose qu’une paire de fesses, elles portaient aussi en elles un désir de liberté. Finalement, vous avez fait de nous des féministes convaincus, l’air de rien. Au milieu des années soixante-dix est apparu Métal Hurlant. Un acte fondateur, la découverte des comics américains, de la presse undergound. J’ai pris en pleine gueule et en vrac Mad, l’humour décapant de Harvey Kurtzman, l’heroic fantasy de Richard Corben, les mouvements libertaires, la révolte des étudiants noirs, la presse et la photographie undergound avec Shots, le livre qui devait m’inspirer le titre de ce blog, bien des années plus tard. Puis, à la fin des années soixante-dix vint la grande époque de (À suivre), avec Tardi, Schuiten, Manara, Bourgeon, … Vous voyez, tout ça, c’est peu à cause de vous, Monsieur Wolinski.
Les garçons, ça pleure pas. N’empêche. Quand j’ai su ce qui s’était passé, la façon dont on avait tué mon héros, j’ai quand même réprimé quelques larmes et de la colère. Finir comme ça, c’est trop con. Enfin, je vais vous dire, c’est pas plus con que de mourir dans une imprimerie. Vouloir tuer un journal et finir dans une imprimerie, voilà une ironie qui vous aurait inspiré, c’est sûr. Les hommages sont tombés de tous les côtés, même les plus improbables. Pour vous, on a déplacé la foule des grands jours, des gens ont chanté la Marseillaise, pour vous on a sonné le tocsin de Notre-Dame, on a illuminé l’Empire State building et avec Cabu vous avez même fait la une de Gala, sans blague. J’ai lu, parmi les nombreux titres dont on vous a affublé, qu’un journaliste vous traitait de vieil érotomane. Pour moi, d’abord, vous n’avez jamais été vieux. Et désormais vous êtes éternel. Mais je vous dois tant, car vous avez contribué à faire de nous des hommes libres. Je sais que personne n’y croit, vous le premier, mais je veux juste espérer que quelque part, vous avez retrouvé Choron, Fred et Cavanna. Vous allez y avoir droit, ils vont bien se foutre de votre gueule, mais vous le savez, puisque c’est une règle que vous m’avez enseignée, il y a fort longtemps. On peut rire de tout. On doit rire de tout, car c’est le rire qui nous sauvera tous. Merci Monsieur Wolinski. Merci pour tout. Pour l’impertinence, la désinvolture. Et pour la liberté, merci Georges.
• les événements ont aussi inspiré ce très beau billet d’une professeur de français de La Courneuve. Je vous en conseille la lecture.