Il y a cette photo de Johnny Cash que tout le monde connaît. Une photo, ça peut être emblématique d’une époque, ça peut symboliser la rébéllion contre un système, une photo ça peut dire plein de choses, d’ailleurs c’est même à ça qu’on reconnaît une bonne photo. J’ai regardé longtemps cette photo de Johnny Cash, interloqué par le contraste saisissant entre l’image policée que je m’étais faite du personnage, incarnant l’image presque parfaite de l’artiste américain de folk propre sur lui et ce cliché du rebelle qui fait un doigt d’honneur au photographe. Tout le monde connaît cette photo, je veux dire que c’est un cliché de référence pour la plupart des photographes qui ont un jour approché une fosse pour y glaner des images. Au même titre que le cliché des Doors au Morrison Hotel ou celui de Crosby, Stills et Nash assis sur un vieux canapé, encore de la légende signée Henry Diltz. J’étais intrigué par le cliché de Cash, cadré format portrait. On l’a vu reproduit partout, sur des t-shirts, des mugs, il a orné des générations de chambres d’ados rebelles sous la forme de posters avec des mentions que la décence m’interdit de reproduire ici, bref, tout ça, c’est bien joli mais ça ne répond pas à LA question. Qui est le photographe à qui l’on doit ce merveilleux portrait ? J’ai envie de dire, on s’en fout du photographe.
« Le photographe, on s’en fout un peu, hein ? » Non, c’est pas de moi. C’est un propos tenu par un photographe (très) connu qui, un soir entre deux verres, au détour d’une conversation, m’avait fait cette confidence, un brin désabusé, il y a longtemps. « Si tu fais des clichés pour être célèbre ou pire, pour cotoyer des célébrités et en devenir une toi-même, un conseil mon ami, change de métier… » J’ai gardé ce conseil, précieusement, dans un coin de ma mémoire. J’ai toujours évité, soigneusement, les backstages et à quelques très rares exceptions, je n’ai pas d’ami dans ce milieu. Je me fous qu’un artiste m’appelle par mon prénom et je préfère que Miossec continue de m’appeler Monsieur. Quoiqu’il en soit, le photographe on s’en fout, c’est vrai. Et c’est malheureusement de plus en plus vrai, aussi. Mais moi, je suis tenace. j’aime savoir à qui j’ai affaire. J’ai longtemps cherché le nom de l’auteur de ce cliché et ce matin, comme un cadeau de fin d’année, mon cher Google (qui lui non plus n’est pas mon ami) a finalement consenti à me lâcher un nom. Et quel nom.
Ainsi donc ce cliché est de Jim Marshall, évidemment, le mec dans les pompes de qui tous les photographes de rock auraient voulu être. Marshall a tout fait, tout vu, tout tenté, tout expérimenté, avant tout le monde. Quand on regarde son œuvre, on se sent minable, rien, nibbe, niante, que dalle, tellement c’est beau, tellement c’est visuellement puissant. Bon, en même temps, quand tu as grandi dans le quartier du Fillmore de Frisco, que tu as couvert Woodstock, shooté le plus célèbre gaucher de l’histoire de la pop music cramant sa Fender ou les sales riffs du bondissant Pete Townsend, tapé les Beatles à Candelstick Park, que tu as signé des pochettes cultissimes, de Jefferson Airplane à Allman Brothers band, ça calme. Ou bien quand tu as accompagné Johnny Cash à la prison de San Quentin, le 24 février 1969. Juste avant le concert, tu lui as dit : « John, faisons une photo pour le directeur de la prison ! » Alors Johnny Cash s’est tourné vers toi et t’a offert ce splendide « flip the bird ». Cette photo incarne merveilleusement une époque, la fin des années soixante, la fin d’une longue période bercée d’illusions aussi.
Marshall a dit de ce cliché qu’il était l’un de ceux qui avait été le plus copié dans l’histoire de la photographie mondiale. Un peu comme le cliché d’Einstein tirant la langue, un autre marque d’irrespect notoire, mais ce n’est pas là le seul point commun entre les deux clichés. L’un comme l’autre ont été recadrés, de leur format d’origine au format portrait. Pour ne garder que l’essentiel, sans doute. Des clichés qui se sont dilués, avec le temps et qui sont devenus des objets de culte. Jim Marshall s’est endormi, au printemps 2010, emportant avec lui ses souvenirs, le tout début des années soixante quand il traînait son Leica M2 dans les coulisses du Jazz Workshop de San Francisco, qu’il rencontrait par hasard un certain John Coltrane qui avait perdu son chemin. Jim lui avait proposé de l’accompagner à condition de pouvoir faire des photos de lui. Coltrane avait accepté. La légende de Jim Marshall écrivait son premier chapitre.
• photo : Johnny Cash flipping the bird par Jim Marshall (1936-2010)
Laurent dit
Superbe texte, j’aime les histoires comme ça! Merci Hervé!