Laissez-moi vous conter l’histoire étrangement banale à laquelle un jeune photographe professionnel a été récemment confronté. Le garçon s’en va photographier un groupe en live pendant un festival. Il est professionnel, il est accrédité, il n’a pas signé de contrat comme c’est parfois le cas sur certaines grosses productions. De ce genre de contrat léonin qui stipule que le photographe s’engage, d’une, à faire d’excellents clichés ne dépréciant pas l’artiste, de deux, à ne les commercialiser sur aucun type de supports (mugs, briquets, t-shirts, …) et encore moins sur des médias de diffusion (presse, TV, vidéo, web, …). Non. Ici, point de contrat. Notre jeune ami peut donc exercer son job pleinement, pendant les sacro-saints « trois premiers titres sans flash » et depuis la foule puisque, logiquement accrédité par le festival, il peut pratiquer son art sauf avis contraire et d’avis contraire il n’y en a point. Jusqu’ici, donc, tout va bien. Le problème c’est que notre photographe ne se contente pas d’appuyer sur son déclencheur, il fait partie de cette jeune génération de photographes qui cherche l’image que les autres ne font pas. Alors évidemment, à force de chercher, il finit par la trouver et la capturer. Pendant le concert du groupe, notre jeune serial shooter tape une de ces envolées, un jump dont seuls les chanteurs de rock ont le secret. Almost perfect shot, comme on dit. Tout y est, divinement cadré. Le nom du groupe, avec le logo, la position, le saut, l’énergie, les reflets qui vont bien, aucun doute, c’est dans la boîte. Le genre de cliché qui ne peut que séduire une production et les médias. Et c’est ce qui va logiquement arriver.
La société de management du groupe contacte illico le photographe, lui confirme son intérêt pour le cliché et lui demande naturellement de lui transmettre ledit cliché en haute définition. Le photographe, jeune certes, mais plus tout à fait lapin de six semaines, avance avec une fausse naïveté la question qui fâche : « Que comptez-vous faire de mon cliché ? » Et là les choses vont rapidement déraper, pour aboutir finalement à ce constat peu glorieux de la part de la prod. En clair si vous ne voulez pas nous fournir cette image gracieusement, nous vous interdisons de la publier et d’en faire exploitation. Voilà, aujourd’hui on en est là. Désormais il n’y aurait donc d’autre alternative que de donner gracieusement ses photos de concerts, surtout les bonnes. Inutile d’entrer dans le détail. Au regard de la Loi française ce photographe est propriétaire de ses clichés, d’autant qu’ils ont été réalisés dans les règles de l’art. Nul ne peut lui interdire, dans ces conditions, d’en faire usage et d’en tirer profit. Puisque, accessoirement, le photographe a, lui aussi, le droit de vivre de son art et de gagner de l’argent. C’est d’ailleurs plus qu’un droit, c’est un devoir.
L’un des aspects curieux des histoires banales, c’est qu’elles se reproduisent à l’envi. Pas plus tard que ce matin, je reçois un email d’un journaliste travaillant pour un magazine connu. Je veux dire par là pas un « fanzine confidentiel tiré dans une cave à trois cents exemplaires par des petites mains courageuses et bénévoles et revendu sous le manteau un euro cinquante à la sortie des concerts », que nenni. Un beau magazine bien classieux sur papier glacé tiré à quelques dizaines de milliers d’exemplaires avec formule d’abonnement et régie publicitaire. Ce magazine, donc, ayant pignon sur rue, me demande trois clichés et, tout en reconnaissant la qualité des clichés en question, tient à me préciser que (je cite) « Naturellement, ces photos doivent être libres de droits… » d’une part et que c’est très urgent, d’autre part. Avec la presse, c’est toujours très urgent, surtout quand, selon la formule consacrée « on n’a pas de budget photo ». Pour mémoire, rappelons à toutes fins utiles qu’aucune photo n’est « libre de droits ». La morale de l’histoire c’est que l’histoire n’est pas morale.
À force de dire et de répéter que l’acte photographique est désormais à la portée de tout le monde, cet acte est aujourd’hui si déprécié, devenu banal et sans valeur, qu’on a fini par y croire. La photo, ça ne vaut plus rien, parce que, c’est bien connu, tout le monde est capable aujourd’hui de faire une bonne photo, je veux dire par là une photo honorable, publiable même si elle est médiocre et ce n’est pas le tonton de la famille royale britannique qui me contredira. Il suffit de constater les tarifs aujourd’hui pratiqués pour une pige photo dans un quotidien de la PQR qui rime souvent avec misère. N’empêche. Un bon cliché, ça se paye, parce que c’est rare. Alors offrir des clichés gratos en échange d’une petite flatterie à l’égo et d’une mention de crédit (par ailleurs obligatoire), non, merci.
Faire des photos de live devient désormais très compliqué. Les prods sont noyées sous les demandes d’accréditation qui deviennent de plus en plus souvent payantes. Si les accréditations sont payantes, il n’y a aucune raison de refuser des photographes, quelque soit leur origine. C’est ainsi qu’on retrouve, dans certains festivals, des fosses bondées où il n’est pas rare de compter un nombre astronomique de « photographes » qui n’ont bien souvent pour un certain nombre d’entre eux, il faut bien en convenir, de photographe que le nom. Impossible de travailler correctement, dans ces conditions. Pour ma part, j’ai choisi. Je travaille avec deux ou trois festivals, essentiellement pour le fun et j’ai déserté les champs de bataille. Qu’importe, pour moi, car je suis plutôt sur la dernière portion de ma route… En revanche je pense à ces gamins qui fantasment sur ce job mal payé, voire de plus en plus pas payé du tout et j’ai envie de leur dire. N’y allez pas, passez votre chemin, faites autre chose. Dans le secteur de la photo live, c’est mort, désertique, rappé. Et si pour votre plus grand malheur vous réalisez un cliché qui tue, on vous le demandera gratuitement. Et si vous refusez, vous serez repéré et on vous bannira, on vous interdira de fosse. Alors un conseil, prenez les devants et circulez. Y’a rien à voir.
• cliché : Le prince et la danseuse. Peter Doherty, fête du bruit dans Landerneau 2013.
CAPITANI dit
Triste constat qu’est l’état de la photographie aujourd’hui. Vos fosse ressemble étrangement au pelouse de stade que je fréquente. Les équipes, la presse veulent tout gratuitement. Finalement le bonhomme use son meilleur ami l’appareil jusqu’à l’ultime claquement de miroir.
Ici point de salut pour le photographe sans appareil contraint d’aller chercher un autre travail.
J’ai seulement 25 ans mais bien trop souvent je regrette la Tri X, quand l’acte photographique avait encore une valeur artisanale et artistique.
Bonne journée