Je me souviens d’avoir été foudroyé par le cliché de l’enfant à la grenade de Diane Arbus. Comme d’ailleurs par tous les clichés signés Arbus. Des clichés dérangeants, un peu glauques, qui montrent une autre vision de l’humain. Je reconnais à Diane Arbus un immense talent mais j’évite de regarder ses clichés qui tirent ma part d’ombre vers le bas. Un cliché de Diane Arbus, c’est un peu comme un voyage au cœur de Freaks, le film de Tod Browning, mais autant les créatures de Browning étaient d’authentiques monstres de foire, autant les sujets des clichés de Diane Arbus sont des gens de la comédie humaine ordinaire, banale et ça, ça me fout encore plus les jetons. Une certaine humanité pathétique, immobile, des instants d’une froideur caverneuse. Dont ce gamin photographié dans un parc, une grenade à la main, avec un faciès menaçant, crispé à l’extrême, au bord de la crise de nerfs, symbolisant à lui seul la guerre froide, la tension historique, le sentiment que ce monde est au bord de l’implosion. Tout cela en une image, l’image d’un enfant, symbole d’innocence qui se mue en une créature monstrueuse. Je me suis longtemps demandé comment la photographe avait réussi à capter un instant aussi intense et dramatique. La réponse à cette énigme tient en un mot : le choix. Parce que Diane Arbus n’a pas fait un cliché, mais une série de cliché, onze exactement sur la planche contact sont dédiés à ce petit garçon. Et qu’y voit-on ?
On y voit un enfant qui pose, sobrement, délicatement, souriant. Il est dans un jardin public, entouré d’autres enfants, sur les premiers clichés les poses sont académiques, presque trop clichés d’un enfant qui sourit. Le génie de Diane Arbus, c’est d’avoir perçu le potentiel d’une image en devenir et son travail de photographe – et pour tout dire son génie – va être d’amener son jeune modèle au paroxysme, à montrer, à exprimer une part de sa folie intérieure, tout ce qui fascine finalement Diane Arbus, sa matière première, son terreau. Ces planches contact ont ceci de fascinant, de terrifiant aussi, qu’elle décrivent le processus, la lente montée vers une forme de folie. Le cliché final, une bretelle est tombée, les bras sont crispés, la tête est légèrement penchée, elle exprime tant la colère que la folie et dans la main droite l’enfant tient une grenade. En arrière-plan, un groupe d’enfants, un adulte, une gouvernante qui s’approche de la scène, tenant une enfant à la main. Tout y est. C’est un grand, un très grand cliché. Non, c’est un cliché qui entrera dans la légende. Dans l’histoire de la photographie contemporaine.
J’ai longtemps cru, naïvement, que ce cliché était un one shot. La planche contact prouve au contraire que Diane Arbus a mis ce cliché en scène, pour amener l’enfant à l’image qu’elle désirait et le génie de la photographe n’en n’est pas moins grand, bien au contraire. Ce cliché illustre aussi à mon sens à la fois le travail réalisé en amont, avant le déclenchement et puis après, en choisissant ce qu’on va montrer et ce qui restera une étape sur une planche contact. Savoir choisir. C’est sans doute une qualité essentielle de tout bon photographe. Être le seul maître à bord, décider qu’on va montrer un cliché et de dire lequel. Pour ma part, avec le temps, je suis devenu de plus en plus définitif pour ne pas dire tyrannique vis à vis de mes clichés, cherchant l’image, celle qui va me faire frissonner. Généralement, je sais qui elle est, où elle se trouve, dès la prise de vue, à cet instant délicat entre le cadrage et le déclenchement, ce moment où je me dis, comme une supplique « faites qu’elle soit bonne, celle-là ! » Il m’arrive de regarder des séries de clichés et il est un point qui ne trompe pas, c’est le photographe qui affiche des dizaines et des dizaines de clichés, semblant signifier à son spectateur de faire le choix. Ne pas savoir choisir. C’est à mon sens le premier travers d’un mauvais photographe.
Les yeux, l’attitude, la crispation, ce personnage enfantin derrière lequel se profile l’adulte qu’il va devenir. La violence, l’absurdité, la folie, la cruauté du monde. Oui, ce cliché de Diane Arbus, réalisé en 1962, est entré dans la légende, il est aussi une leçon de photographie. En 1968, à une période où le monde a semblé vaciller, Graham Nash, l’un des plus fameux songwriters américains, célèbre pour le groupe formé avec ses trois potes David Crosby, Stephen Stills et Neil Young, écrivait la chanson « Teach your children » une ôde à la non-violence. La petite histoire raconte que Graham Nash avait découvert le cliché de Diane Arbus dans une galerie de San Francisco et avait déclaré qu’elle illustrait parfaitement les paroles de sa chanson. Teach your children well and feed them on your dreams. Elève bien tes enfants et nourris-les de tes rêves…
• Child with Toy Hand Grenade in Central Park (1962). Crédit photo : Diane Arbus.
Bruno Delzant dit
En effet Hervé, Diane est un monument de la photo. Cette image ne rentrera pas dans la légende, elle y est déjà selon moi.
J’ai vu récemment l’expo consacrée à Arbus aux Tuileries et tu sors de là presque changé, tellement ce que tu y vis est fort !
Et oui savoir choisir est une qualité. On s’aperçoit avec le temps, avec l’expérience que vouloir tout montrer est une erreur et qu’il faut aller à l’essentiel.
harvey dit
L’univers de Diane Arbus est aussi fascinant que dérangeant, à dire vrai. En photographie, toutes les vérités ne sont pas bonne à dire. À chacun de choisir « sa » vérité et d’essayer de convaincre. Je réalise que plus j’avance dans le chemin, plus c’est difficile… C’est aussi ce qui rend le truc passionnant.
Geronimi Gerald dit
C’est toujours un immense plaisir de te lire, et d’enfin de pouvoir te laisser un commentaire.
Van Gogh à dit : « Il faut commencer par éprouver ce que l’on veut exprimer. » Je pense que cela résume bien ton article. Savoir faire un choix et toujours une difficulté, une épreuve, pour un photographe… Mais comme tu le dit si bien, au bout du compte le résultat est la !
VP Photography dit
Lors de « Paris Photo » en 2011, j’ai eu la chance d’aller voir l’exposition de ses plus célèbres clichés…
Et j’avoue que c’est un travail incroyable…
Très dérangeant au premiers abords, mais quand on se plonge dans son univers, dans « ses » univers, chaque cliché vient nous raconter une histoire, parfois triste, parfois joyeuse par le sourire du sujet, peu importe ce qui l’entoure…
Elle portait un regard très intéressant sur la société qu’on mettait de coté…
Son travail est aussi un très bel hommage à ces personnes, ces univers qui étaient reniés à cette époque…
Pour moi, comme l’a dit Mr Delzant, Diane Arbus est un monument de la photographie, et ses images font réellement partie intégrante de l’histoire de la photographie!