Putain ! Dix ans. C’est long, dix ans, mine de rien. Dix ans à arpenter les salles de concerts, à croiser des ombres, à user mes fonds de culotte dans les fosses. Dix ans à crapahuter par tous les temps (et souvent les sales temps) dans tous les festivals du coin et d’ailleurs. J’en ai vu des vertes et des pas mûres (et souvent des pas mûres), des groupes inconnus qui le sont restés, certains qui auraient dû le rester, d’autres enfin qui promettaient et qui sont devenus des calibres. Des artistes qui, malgré le succès, sont demeurés des gens simples, humains et abordables, d’autres qui ont pris le melon, le boulard comme on dit et qui sont devenus aussi insupportables dans la vie qu’inécoutables en live. J’ai croisé des producteurs, j’ai cotoyé des tourneurs, des gens que je respecte, ouais, j’ai rencontré des tas de gens biens dans ce milieu très cloisonné, très fermé mais je suis resté au fond ce passager qu’évoquait les Stooges, qui traverse la nuit (la cinquième, évidemment), sans trop s’arrêter, sans trop se faire remarquer, plutôt discret. Dans ce milieu du spectacle, je n’ai pas d’amis, à quelques très rares et très notables exceptions.
C’est plus comme avant, en dix ans le monde en général a changé et le monde de la musique en particulier n’a pas échappé à l’effroyable rouleau compresseur. La crise du disque est passée par là, comme une espèce de conjonction avec comme dénominateur commun le numérique. La musique et les images se sont mises au diapason du binaire et se sont diluées, désagrégées et par voie de conséquence diffusées allègrement et gratuitement sur le média internet. Les chiffres de vente de l’industrie musicale se sont littéralement effondrés, entraînant des réactions en chaîne cataclysmiques. Les groupes et les artistes qui le pouvaient ont fait du live, espérant glaner dans les salles de concerts les subsides qui ne tombaient plus dans la vente de disques. Parce qu’un disque ça se copie mais une sensation en live, c’est inimitable. Alors le prix des concerts a commencé à flamber et pour les festivals, la vie n’avait plus rien d’un long fleuve tranquille. Du côté des photographes, le développement du numérique a engendré toute une génération spontanée et difficilement identifiable de nouveaux photographes, avec comme conséquence un afflux de demandes d’accréditations conséquent. La réaction des prods, devant cette pléthore d’offres, a été de devenir de plus en plus exigeante : limitation du nombre de titres (les sinistres trois premiers titres sans flash), signature de contrats, conditions de prises de vues drastiques et bien sûr limitation du nombre de photographes ou accréditations payantes, ce dernier point suscitant des dégâts collatéraux parmi les professionnels, furieux à l’idée de devoir payer pour bosser. Ah ! On était bien avant, hein Tintin ?! Au début des années 2000, tout seul avec son petit boîtier argentique, quand on venait taper des clichés pépère au Vauban. Mais ça, c’était avant.
Plus de photographes, ça veut aussi dire plus d’offre, plus de clichés sur le marché et une presse dont les ventes dégringolent à un rythme soutenu. Plus de clichés, souvent refilés gratos par des photographes amateurs tout heureux d’avoir obtenu une entrée, qui peuvent même parfois accéder au backstage et, bonheur ultime, côtoyer les vedettes, gratter un autographe, offrir des photos pour la promo du groupe en échange d’une citation au mérite, d’une mention de copyright accordée comme l’ultime récompense (alors que cette mention est légalement obligatoire) et une petite flatterie à l’égo qui ne fait jamais de mal par où que ça passe. Le lendemain, ces photographes d’un soir retourneront paisiblement à leurs occupations professionnelles sans trop se soucier, finalement, d’une profession qui elle se meurt lentement. Le numérique, la crise du disque ont mis à mal un paquet de gens dans cette profession et pas seulement des photographes. L’angoisse de la salle vide, je connais. Je l’ai partagée avec des producteurs, contraints d’annuler un concert faute de résas, la mort dans l’âme. Et je ne parle même pas de concerts qui se sont joués devant une poignée de spectateurs. Il faut, dans ces cas-là, avoir un singulier sens de l’humour, quand on est producteur ou tourneur ou être fataliste et se dire que demain sera un autre jour. Les tourneurs que j’ai croisés ont souvent ces deux qualités. Moi, je me connais, je n’aurais pas pu. Bref, plus de photographes ça te tue le photographe. Sans parler des conditions de prise de vue où on se retrouve tassés les uns sur les autres dans des fosses minuscules, quand on n’est pas cantonnés à un endroit précis pour ne pas gêner sa Sainteté l’artiste qui exige d’être photographié uniquement en noir et blanc et sur son profil droit. Bosser dans ces conditions là ? Non, sans façon, merci. C’est plus comme avant, d’ailleurs rien n’est plus comme avant, je le dis sans amertume aucune. Et puis, à un moment donné, il faut bien parler de gwennegs, de sous, de monnaie. Ça ne rapporte plus un rond d’aller faire des photos jusqu’à pas d’heure et pour le photographe pro qui souhaite s’équiper d’un matos de bon aloi ça coûte de plus en plus cher, ce matériel numérique dont la pérennité ne va guère au delà de deux à trois ans. Amortir un investissement matériel de cinq à dix mille euro, sur un délai de trois à cinq ans, en vendant des clichés à 18€ HT la pièce, je ne vous fais pas un dessin. Ite missa est.
Voilà. Pour moi, la photo de concerts, c’est fini, je tire ma révérence. J’ai fait le tour du sujet, si je puis dire. J’ai ramené quelques clichés, travaillé sur pas mal de scènes, croisé des gens uniques et pas seulement sur scène mais aussi au cœur de tout ce petit monde qui fait du spectacle vivant ce qu’il est. Des producteurs, des tourneurs, des managers, des ingés-son, des lighteux, des roadies, des backliners. Je n’ai jamais fait le pied de grue devant une loge, jamais profité de mon job pour gratter un autographe ou un petit privilège, et j’espère ne jamais avoir emmerdé le public. Ouais, j’ai fait le tour des tronches, des visages, des figures et à l’exception notable de quelques gueules dont je ne me lasserai définitivement jamais, je dois à la vérité de dire que les concerts, ça va, j’ai déjà suffisamment donné. C’est fini, je rends mon tablier. D’abord et surtout parce que ça ne m’amuse plus et chez un épicurien comme moi, le plaisir est un élément prépondérant, un paramètre vital. D’ailleurs je ne pense pas qu’on puisse faire des photos en faisant la gueule, en étant aigri, mal dans ses pompes. Les photos ressemblent à leur auteur, elles sont le reflet d’une âme, alors si c’est aller faire des photos en trainant des godasses autant rester à la maison boire une tisane avec maman. Est-ce pour autant qu’on ne me verra plus jamais dans une salle de concerts ou dans le pit d’un festival, évidemment non. Je vais continuer à fréquenter les endroits où la musique est bonne et me porte avec ce plaisir indicible de l’œil et de l’oreille réunis. Je vais continuer à faire des clichés de jazz à Vauban et de temps en temps je n’oublierai pas d’aller taper la bise à mes potes du Run ar Puñs de Chateaulin où les filles sur le dance floor sont belles et chaudes comme des baraques à frites. Et puis deux ou trois festivals avec mes potes, les Vieilles Charrues en juillet, la Fête du Bruit dans Landerneau en août, Atlantique jazz festival en octobre. Et un concert ici et là, de temps en temps, pour le plaisir. Du plaisir. C’est la seule bonne raison qui me poussera désormais vers une salle de concerts ou vers un festival. Et puis merde, il y a une vie après les concerts et dix ans, c’est long. Des projets, j’en ai plein ma besace. Tant que je vivrai, j’aurai d’autres éternités de l’instant à capturer et d’autres mots à écrire.
• photo : Mathieu Boogaerts au Cabaret Vauban, il y a dix ans, en janvier 2003.