J’ai cessé de photographier en argentique depuis un bail. En même temps, je ne perds pas de vue le proverbe sénégalais plein de bon sens, comme c’est souvent le cas en Afrique, par ailleurs. « Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens. » Et moi, je viens de l’argentique, c’est comme ça. Je ne peux pas oublier la pelloche, le parfum du révélo, les cuves Patterson ou Jobo et tout le Saint Frusquin. À un moment de mon parcours, je n’ai pas pu, non plus, ignorer cette extraordinaire révolution qu’a été l’avènement de la photo numérique. Alors ? Qu’est-ce qui m’a poussé à regarder d’où je viens, comme ça, d’un seul coup ? Eh bien justement, non. Pas d’un seul coup. Le processus a mis du temps à me démanger. Déjà, il y a une paire d’années, j’en avais ressenti l’envie. Envie de revenir à la prise de vue roots, de se faire mal, de se bousculer un peu. J’avais ressorti mon reflex, un Canon F1 de 1977, histoire de voir. Ça mes aïeux, pour voir, j’avais vu ! J’avais eu beau chercher la première pression sur le déclencheur pour activer l’autofocus, il ne s’était rien passé. Rien et pour cause. Sur le F1, merveilleuse machine 100% mécanique, tout se faisait à la mano, la mise au point, le réglage du diaph et de la vitesse, l’armement de la pellicule. Un autre tempo, une autre respiration, un autre rythme aussi. D’ailleurs, le seul truc qui nécessite une pile sur ce boîtier de légende, c’est la cellule, autant dire que le F1 est inusable, inaltérable, indémodable. Et que dire des optiques ? C’est sur la gamme d’optiques FD que Canon a bâti sa légende. Sur mon F1, j’ai un 55mm f1,2 SSC (les puristes apprécieront). Regarder la lumière traverser un caillou pareil, à travers le viseur du F1, c’est déjà un putain de privilège, un instant de grâce infinie. J’avais cramé quelques pelloches et puis mon F1 avait retrouvé le confort douillet de sa housse en cuir. C’en était fini de mon caprice de diva ? Pas sûr. Et puis ma route a croisé celle de photographes singulièrement accros au parfum divin de la poussière d’argent. Depuis longtemps je lorgnais vers Leica, mes coups de cœur tanguaient du M3 si cher à Larry Burrows au M6, plus contemporain. Mais Leica, malgré toutes les qualités de ces boîtiers de légende, c’était pas ma culture. Non. Quand j’ai eu mon F1 à nouveau en mains, j’ai su que la voie à suivre, pour aller tâter à nouveau de l’argentique, elle était là, si simple que je l’avais sous les yeux. J’avais eu par le passé un Canon New F1 que j’avais revendu, comme mon EOS 3, lorsque je suis passé en numérique. Un choix que j’ai toujours regretté, tant le New F1 était un boîtier extraordinaire. Et puis un jour, sur un coup de tête…
C’était un dimanche, en fin de journée. Parfois les choses arrivent de manière si étrange qu’on se dit que c’était écrit. Je suis tombé par hasard sur l’annonce eBay d’un boîtier reflex Canon New F1, à vendre à Londres. J’ai hésité deux ou trois secondes et sur un coup de tête, dans les ultimes secondes j’ai passé une enchère, que j’ai gagnée. Le reflex semblait neuf et surtout il était livré avec une visée AE (qui permet certains automatismes comme le mode priorité ouverture), un moteur et quatre verres de visée supplémentaires, pas moins. Quand je l’ai reçu, une semaine plus tard, j’étais assez fébrile même si j’avais payé le lot au prix ridicule de 300 euro, port inclus. J’ai d’abord été sidéré par la qualité et l’aspect du matériel. Il était neuf, aussi neuf qu’il l’aurait été si je l’avais acheté en magasin la veille. J’ai monté illico le 55mm sur mon New F1 beau comme un sou neuf, réservant un 35mm f2 SSC pour mon F1n qui finalement ne perdait pas au change. Une pellicule Kodak TriX 400 plus tard, j’étais paré.
Que la gente féminine me pardonne par avance cette comparaison un peu osée voire incongrue, mais je n’ai pas trouvé mieux, ni plus explicite pour essayer de comparer la photographie numérique et la photographie argentique. La photographe numérique, c’est une fille facile. De ces nanas qui couchent avec toi le premier soir, sans trop se poser de questions. Pas de préliminaire, pas de drague, pas de temps perdu. Juste l’envie, l’impulsion. On y va et on verra bien ce que ça donne. Je ne sais pas vous, mais moi j’ai toujours eu du mal avec ces plans-là. Généralement, ça foire quasiment à chaque fois. Mais on se dit après coup (si j’ose dire) que c’est pas grave, que ça ne coûtait rien d’essayer. Rien ? Faut voir. La photographie argentique, c’est carrément une autre histoire, un autre monde. C’est une femme que tu dois séduire, en prenant ton temps et même mieux, en laissant du temps au temps. Tu t’en approches avec délicatesse, avec élégance, tu l’explores, tu la jauges, tu la calcules. C’est un jeu complexe de séduction et tu sais que tu ne peux pas te rater, parce qu’avec elle, la moindre erreur se paye cash. Au mieux si tu t’y prends comme un manche tu te prends un pain dans la gueule, au pire une fin de non-recevoir, un vent. Elle t’ignore, tu peux rentrer à pied, fin de l’histoire. Mais quand ça passe, alors tu te sens invincible et elle t’emmène au sommet du monde.
Respirer. Trente six poses. No more, no less. Cadrage au cordeau, mesure de la lumière précise. Ici, maintenant, pas question de se dire qu’une erreur de un ou deux diaphs se rattraperont plus tard. Pas de prise de tête sur la balance des blancs. Finalement je réalise que le plus complexe c’est la mise au point. Je me dis que j’avais oublié à quel point mon Canon FD 55mm f1,2 SSC est extraordinairement lumineux. Le déclencheur du Canon New F1 est toujours aussi peu discret et le moteur, qui avance la pelloche automatiquement, contribue à rendre la prise de vue très exotique, surtout pendant un concert de jazz. Je vais d’ailleurs rapidement décider d’enlever ce moteur aussi lourd qu’inutile pour moi, pour retrouver le New F1 light et son look très eighties, d’une beauté, d’une pureté définitives. Chaque déclenchement est comme un petit bonheur. Ici, pas question de regarder un quelconque écran LCD pour vérifier que c’est dans la boîte. Pour le savoir, il faut attendre, être patient et déjà penser au cadrage du prochain cliché. Et puis respirer, encore. Vient alors le temps où la pellicule se révèle. Le négatif glisse sous le scanner et rejoint le monde de la modernité. C’est là que se révèlent toute sa puissance, sa capacité extraordinaire à reproduire des couleurs, des noirs, des blancs, des nuances. Avec un négatif en main, un bon scanner (on en trouve à moins de 200€), il est possible de réaliser un document numérique à 2400dpi voire au double ou plus, pouvant être imprimé du simple 20 par 30 au très grand format, dans une qualité irréprochable.
Alors, l’argentique a-t-il encore un avenir ? Non seulement j’en suis persuadé mais je veux bien maintenir le pari fait avec un ami il y a deux ans sur le salon de la photo à Paris, sur un revival, un retour en grâce de la pellicule, tant auprès des photographes amateurs que des professionnels. Pourquoi ? Simplement parce que les bases, les fondements de la photographie reposent entièrement sur l’argentique. De la prise de vue au développement de la pellicule, jusqu’au tirage sur papier, il n’y a que la photographie argentique pour vous révéler tous les secrets, toute la magie de cet art. Si vous n’avez jamais vu une image se révéler dans une cuve après avoir été exposée à la lumière de l’agrandisseur, je vous garantis que vous avez définitivement loupé une marche, simplement raté un chapitre de ce qu’est la photographie. Et je veux bien vous promettre que vous serez sidéré par ce phénomène, autant que je le fus lorsque j’étais enfant. Voire une photo que vous avez créée, apparaître là sous vos yeux, c’est simplement un instant magique. Alors vous n’aurez qu’une envie. Participer vous-même à cette magie. Vous pensez que ça va vous coûter un fric fou ? Détrompez-vous. Pour quelques dizaines d’euro, aujourd’hui, vous pouvez trouver un bon boîtier argentique sur des sites de ventes aux enchères ou des forums de passionnés. Bien sûr, si vous lorgnez sur un Leica M6 et un Summicron 35mm f2, le budget sera un peu plus conséquent, mais pour des budgets raisonnables (moins de 200€), vous trouverez un bon boîtier argentique Canon et une optique de grande qualité. Il n’est pas rare de voir passer un 50mm f1,8 à 15€, par exemple. Les pellicules, achetées en lot de cinq ou de dix sont très abordables et vous ne résisterez pas longtemps au plaisir de les développer vous-même. Les conseils avisés d’un club photo vous seront utiles, voire la lecture d’un bon bouquin sur le sujet (comme l’excellent « Noir et Blanc, de la prise de vue au tirage » de Philippe Bachelier qui fait référence en la matière). Lancez-vous ! Si vous n’avez jamais pratiqué l’argentique et que vous aimez la photographie, la pellicule va décupler votre passion. Et qui sait ? Peut-être allez-vous découvrir le grand amour de votre vie ?
• photo : Canon New F1, FD 55mm f1,2. Kodak TriX 400.
• Le titre « Nous allions vers les beaux jours » est emprunté à un bouquin magnifique de Patrick Cauvin.
Myriam dit
C’est si bien dit que je vais rester sage après ça!
Tu sais des fois par hasard en rangeant (complètement par hasard…) je tombe sur mon f100, ouf que ça me fait drôle! C’est juste un appareil photo, pas une tour de contrôle. Et là mon œil dedans, avec une optique grande ouverte, c’est indescriptible. Je connais très bien le bonheur dont tu parles à propos de ton objo, mais ça heureusement on l’a toujours en numérique.
Et puis je ne fais plus d’argentique, mais j’ai une boite de pellicule juste là à coté du mac. L’autre jour je l’ai ouverte et j’ai pris une pellicule dans ma main. C’est remonté de très très loin. Je l’avais dans la main, je la regardais, j’ai senti son odeur (c’est sur qu’une carte cf ça sent rien par contre), j’ai touché le film souple, ça m’a fait tout chose.
J’ai rien à dire sur un revival ou pas, mais cette émotion-là, elle est bien là.
Sylvain R. dit
Bel article. A l’argentique je reviens régulièrement, mais en moyen format uniquement car j’aime le velouté et l’acte de prise de vue avec mon Mamiya, c’est mon petit côté bourgeois.
En revanche mon rythme de vie ne m’autorise que très peu de sortie de la bête, les pelloches dorment dans le bas à légume du frigo (Tri-X essentiellement), heureusement que madame est compréhensive et que nous en avons deux … de bacs à légumes 😉
Buffalaurent dit
C’est marrant que tu parles de ça, ça fait quelques temps que je me dis qu’il faudrait que je passe dans un magasin d’appareils d’occaz pour choper un boîtier (et un objectif, ça peut servir) et m’amuser. Déjà, retrouver le plaisir de la mise au point avec ces deux demi-disques, dont je ne connais pas le nom, au milieu du viseur. Et puis quand j’utilisais le vieux nikon de mon paternel, les photos avaient l’air nettement plus réelles qu’avec mon 400D… Mais bon, je pense que quand je sauterai le pas, son utilisation restera anecdotique (ou pas). En tous cas, merci pour l’article, on entend les étoiles qui pétilles dans ton texte 😀
harvey dit
@Myriam tu as raison. C’est juste une question d’émotion. De sensibilité. Quand tu décris ce que tu as ressenti en touchant de la pelloche, le toucher, les odeurs, c’est exactement ça, finalement l’argentique. Et ça n’existe pas dans l’autre monde.
@Sylvain ah ! Les pelloches dans le bac à légumes… Et le Mamiya, le côté bourgeois, j’adore. C’est marrant que tu me parles de Mamiya, il y a des images qui remontent en surface. Je n’ai jamais utilisé de MF mais j’avais un pote allemand qui ne jurait que par Mamiya. J’étais fasciné par le mode de prise de vue. Un de ces quatres je m’achèterai une visée Waist Level pour mon New F1, histoire de voir ce que ça fait.
@BuffaLaurent Je me souviens avoir vu plein de matos d’occase à la Boutique Nikon à Paris. Sur eBay aussi on trouve un max de matos pour trois fois que dalle. En Canon on trouve des A1 pour 60€, un 50mm f1,4 SSC pour 80€. En cherchant bien la pelloche TriX 400 135-36 se trouve à 3,30€ TTC par paquet de 5. Ce qui coûte le plus cher finalement c’est de développer mais ça on peut le faire soi-même à peu de frais avec un bonne cuve. Ensuite scan haute déf et ça roule. Et puis tout ce processus, lent, classique, c’est quand même une autre histoire.
PhilippeF dit
Sûr que developper une triX est plus emouvant que de vider une 16 Giga…
Vivement la retraite, parce que là je n’ai pas le temps.
Bel article quand même mon cher Hervé.
harvey dit
@PhilippeF tu l’as dit. Vivement la retraite !
Roger DUPUY dit
Hé les jeunes. Vous vous trompez grave, à la retraite vous aurez encore moins de temps. Et je sais de quoi je parle.
JPeG dit
Le saviez-vous ? La marque RE35 ambitionne de mettre la photo numérique entre les mains des inconditionnels des appareils photos argentiques en leur proposant une pellicule renfermant un espace de stockage flash. Heureusement, j’ai gardé mes Nikonos RS……..
http://www.clubic.com/photo/appareils-photo/actualite-409306-re-35-pellicule-numerique-appareil-photo-argentique.html
David dit
(héhé) (oui je sais c’est bref mais là je suis HS)
Sinon bel article !
Yann dit
Ça y est, je suis déjà sur ebay, rubrique argentique. Sous le charme, l’envie de « ressentir » la photo.
Très bon article, encore une fois!
harvey dit
@Roger DUPUIS eh eh ! Veinard 😉
@JPeG le problème c’est que Re35 ça sent le poisson. Mais je suis sûr qu’un spécialiste des poissons comme toi tu ne t’étais pas laissé berné. On avait tous envie d’y croire, cela dit…
@David on se comprend. D’ailleurs, tout ça c’est un peu de ta faute.
@Yann prends ton temps. Tu vas trouver pour moins de 100€ le bon boîtier et le caillou qui vont bien.
Yann dit
Quand je te voyais prendre ton temps, samedi dernier au Run ar Puns, pour apprécier chaque pression du déclencheur. Sentir la musique, parfaire le cadrage, affiner la mise au point.
Ça me fait penser à la mécanique automobile. A un certain moment, on se lasse de toute cette électronique qui pullule sous le capot, on veut retrouver un moteur, juste un moteur. L’essentiel.
Yann dit
Une idée sur le vif d’un bon boitier argentique Canon qui prendrait mes EF ?
harvey dit
@Yann voilà, c’est ça, sans doute. Retrouver les fondements, l’essentiel.
David dit
Si ça continue, tu vas réinstaller un labo à la maison (ahah)
harvey dit
@David non pour le moment c’est pas à l’ordre du jour. L’idée c’est de pouvoir shooter et assurer le dév moi-même. Comme disait un vieil ami photographe « développer une pelloche c’est comme le vélo ça ne s’oublie pas ». Une fois que le film est scanné, j’en fais ce que je veux. C’est là où les deux mondes se rejoignent. La fin est la même mais pas les moyens. Je veux pouvoir m’offrir le luxe de pouvoir faire les deux.
David dit
Oui mais rappelle toi de l’image qui apparait dans le révélateur (et surtout le rendu d’un vrai tirage argentique… miam)
Ca ne se remplace pas 🙂
Je note d’ailleurs le « pour le moment »
(gnark gnark)
Paul dit
C’est marrant, pour ma part j’avais conservé mon matos argentique, je l’ai sous les yeux tous les jours et c’est vrai que ça rappelle plein de trucs. Le « gros » Durst trône dans la salle de bain, il poursuit sa vie en meuble design sur lequel je pose tout un tas de trucs, ça intrigue toujours les invités! Dans le frigo, non loin des biniouses j’ai également conservé quelques péloches en tout genre un peu comme un trésor de guerre. Par contre le shoot avec des objectifs très lumineux c’est « all the time » pour moi, c’est un plaisir sur lequel je ne supporterai pas de faire l’impasse, je dirai presque qu’importe le boitier, qu’importe le procédé, mon 85 f1.2 est une de mes optiques qui ne risque pas de finir « au frigo ».
harvey dit
@David Bitch ! 🙂
@Paul Excellent 😉 Bon sinon pour le 85 f1,2 je vois que Monsieur est un homme de goût. Fabuleux caillou, quoiqu’un peu lent. Sinon rien à dire, sans doute l’un des meilleurs cailloux jamais sorti par Canon. Pour la petite histoire, le 85 f1,4 de Nikon n’est pas dégueu non plus.
Paul dit
C’est vrai qu’il faut pas être pressé, je m’y suis fait à force mais je suis pas un mec énervé de toute façon. Par contre après un bon moment d’utilisation, quand je repasse sur n’importe quelle autre optique, ça fait toujours très bizare aux 1ers appels autofocus, ça va presque trop vite! Tu as eu l’occas de tester le 85 f1.4 de chez Nikon? Il m’a l’air bien sympa celui là aussi et pas très cher finalement comparé au Canon.
harvey dit
@Paul non pas essayé le 85 f1,4 de Nikon mais j’aimerais bien. En même temps, ce genre d’optiques est plutôt dédié à du portrait, je ne suis pas sûr de la pertinence en concert. En plus mon 70-200 (quoiqu’un peu lourd) me permet de couvrir les plages focales qui me conviennent donc je ne suis pas trop demandeur, en fait.
David dit
Je suis tellement saturé d’image numérique que j’ai planifié, à l’issue des shootings en cours, une semaine en tête à tête avec le Leica M6. Il va falloir attendre encore un peu mais au moins, tout est booké donc…
Vincent Montibus dit
Et voilà j’ai craqué j’ai récupéré le Canon FTb QL de mes parents, un FD 50mm f/1.4 S.S.C et un FD 28mm f/2.8 S.C. Il ne me reste plus qu’a acheter quelques rouleaux de TriX 400 et en avant !