Je n’ai jamais franchement été client de ta petite entreprise, Bob Dylan. Au beau milieu des seventies, j’avais acheté l’album où tu défendais un boxeur noir du nom de Rubin « Hurricane » Carter accusé d’un meurtre qu’il n’avait vraisemblablement pas commis. Ta chanson était jolie et il ne m’en n’avait fallu guère plus pour taxer cent balles à ma mère pour acheter le vinyle que j’ai par ailleurs échangé quelques temps plus tard pour un album de Led Zep. No offense pour la jeune génération d’aujourd’hui, celle qui a les dents blanches et parfaitement alignées, qui parle un anglais fluent et qui se pâme sur tes qualités de songwriter ou de celles d’un Neil Young ou d’un Johnny Cash. Finalement, de ces trois p’tits gars de la campagne, l’un n’a pas survécu, le grand Neil a gardé la simplicité des gardiens de vaches et le troisième…
Gast ! J’étais triste pour toi, Bob. Tu avais tout pour retourner le public comme une krampouz mad, en deux ou trois titres ça pouvait être fait, dans la boîte, mais non. T’es un vrai torpenn et tu n’en fais qu’à ta tête de pioche. Tu sembles tellement fatigué, ta voix est usée par les années passées sur la route et les substances plus ou moins douteuses. T’es un survivant Bob et rien que pour ça, on t’applaudit. D’ailleurs, ça n’a pas échappé à Beth, la délicieuse chanteuse de Gossip, choquée comme je l’ai été par les sifflets et les quolibets qui ont fusé du public pendant ta prestation ou par ce clampin aviné qui a cru bon de traverser Kerampuilh en brandissant un calicot sur lequel il avait maladroitement écrit la mention « c zero ». D’ailleurs, arrivé sur les premières lignes du public, où tes fans de toujours, ceux transis par des titres éternels comme Blowin’ in the wind ou le cultissime The times they are a changin’, ceux qui auraient payé quatre vingt euro pour t’écouter lire le bottin, l’asticot aviné donc, le prince du Santa Rosa version douze degrés qui tâche s’est fait copieusement avoiné, son panneau déchiqueté et il est reparti avec quelques hématomes et son slip sur sa tête comme un gros Jean Floch à bloc qu’il était. Oui, j’étais triste pour toi de voir les gens quitter, déserter le champ de bataille et tu conviendras qu’on aurait aimé que ça se passe autrement.
Quant à moi, j’ai passé un moment délicieux et ta prestation restera pour moi l’un des grands moments inoubliables de cette édition des Vieilles Charrues. D’abord parce que je sais que pour les programmateurs, Jean-Jacques ou Jeanne, c’était un grand moment de bonheur, rends-toi compte ! T’avoir toi, Bob Dylan, chez nous, à Carhaix au centre du monde, c’était géant. Et puis parce que j’avais trouvé refuge, pour shooter, sur la plateforme handicapés grâce à la complicité des bénévoles qui donnent du temps, ce bien tellement précieux qui ne s’achète pas à coup de dollars. J’ai vécu ton concert avec Renée et ses copines et à défaut de te voir sourire, de saluer ton public, j’ai partagé avec elles un moment de cette pure humanité qui semble t’avoir peut-être échappé et qui fait le ciment de cette exceptionnelle aventure humaine que partagent les milliers de bénévoles, par la grâce de qui ce festival des Vieilles Charrues existe. Je suis sûr que ça, mon cher Robert, c’est un truc qui doit te plaire. Non, finalement, j’ai passé un chouette moment en ta compagnie et je veux bien parier que dans dix ans on en parlera encore. On dira entre nous « mais si, souviens toi ! C’était l’année où était passé Bob Dylan ! » On aura oublié, on t’aura pardonné comme on pardonne à ses vrais amis ou aux gens pour lesquels on est pétri d’admiration. Il ne restera que le souvenir d’un riff, de ton phrasé ponctué par ce grognement, cette voix qui se cherche, là où elle s’est peut-être perdue, un jour, à la fin des sixties, quelque part sur la highway 61 entre le Canada et la Nouvelle Orléans. L’âme humaine est ainsi faite qu’on pardonne tout à ses vieux amis. On en parlera longtemps, de ton passage sur la plaine de Kerampuilh. On se regardera et on se dira avec un brin de fierté : « Dylan aux Charrues ? J’y étais. »
• Bob Dylan sur la scène Glenmor par Hervé Le Gall (Nikon D4, Nikkor 200-400 f4 + TC14, carte Sony XQD serie S 64G)