En 1982, j’étais à Londres pour soutenir un artiste anglais qui s’était mis en tête, rendez-vous compte, de créer un festival de musiques du monde. Non, mais franchement, quelle inconscience ! En ces années de thatchérisme agravé, comment pouvait-on imaginer intéresser le public avec des musiques venues d’ailleurs, du Maghreb à l’Afrique ? Personne ou presque. La musique était classique ou anglo-saxonne et en dehors de ces frontières, point de salut. Ainsi donc en ce mois d’octobre, j’étais à Milton Keynes bowl avec ma compagne d’alors qui allait devenir ma femme d’aujourd’hui pour nous geler les miches de concert parce qu’évidemment il pleuvait ce jour-là, de cette pluie grasse et glaçante comme seule la perfide Albion peut nous en réserver. Ce soir-là, on avait vu un putain de concert qu’on baptisa six of the best pour d’obscures raisons de droit interdisant l’utilisation du nom du groupe, Genesis. Ce soir, en avril 2013, il y a du monde pour accueillir Emel Mathlouthi. Qui est-elle ? Je n’en sais rien. Ce que je sais d’elle, c’est qu’elle est tunisienne, qu’elle fait partie de cette jeune génération qui a poussé le printemps arabe vers le sommet et que, accessoirement, elle a une voix sublime. Cette voix, découverte par hasard en écoutant un titre, une protest song (Dhalem) qui m’a littéralement sidéré. Sur Twitter, j’avais envoyé ce message sybillin : « Ne cherchez pas. The Voice, c’est elle. » Je ne le savais pas encore, mais le choc, brutal, était imminent.
Cabaret Vauban. Je papote, le cul sur le sub, avec un ami esthète parmi les esthètes, grand amateur de musiques au sens très large du terme. Sa présence, ici ce soir, côté jardin, n’est pas un hasard. Il est venu découvrir, comme souvent, en live, parce que le live, ça ne trompe pas. Les musiciens investissent la petite scène du Vauban, une petite brune que je prends d’abord pour une choriste s’installe au micro. Les premiers sons s’échappent du violon, percussions, un soupçon d’électro, un son très pop finalement et puis une voix, de ces voix sublimes qui tutoient les anges, mon Dieu, que c’est beau. Les premières minutes du concert me subjuguent à tel point que je suis incapable de bouger, de porter mon œil au viseur de mon reflex. Emel Mathlouthi chante comme d’autres parlent, avec une aisance, une grâce, une puissance déconcertantes. Et elle bouge, elle s’engage, rebelle, combative et sincère. Elle prend une baguette, se dirige vers le batteur et assène le rythme, ce que Peter Gabriel appelait the rythm of the heat, sur la caisse. On dirait une Izia du Maghreb qui n’aurait pas oublié, elle, d’être sincère et ça, le public du Vauban l’a ressenti, portant Emel Mathlouthi à bout de bras.
Désormais tout est possible. Mathlouthi assène du Bjork avec autant d’aisance qu’un Hallelujah de Leonard Cohen. Submergée par l’émotion, elle est incapable de commencer à chanter. Le public l’acclame, une spectatrice au premier rang entonne a capella : « I’ve heard there was a secret chord That David played and it pleased the Lord But you don’t really care for music, do you ? » Dans un silence monacal, accrochée à sa guitare, Emel chante, seule au monde et le public reprend « Hallelujah, Hallelujah.. » Les yeux des gens commencent à briller et l’ombre bienveillante de Jeff Buckley est sûrement là, quelque part. Emel Mathlouthi brille comme un diamant brut, excelle dans tous les registres, qu’elle reprenne un titre d’une diva pop islandaise ou un chant traditionnel tunisien. Elle a la sincérité de ces femmes combattantes, qui par les mots portent en elles des révolutions. De ces femmes, comme le dit joliment un vieil ami « dont on tombe sous la mitraille rien qu’en croisant ses yeux. » Le public du Vauban a rappelé Emel Mathlouthi, encore et encore. Elle est revenu seule pour chanter a capella une protest song sur la Palestine, dédiée à un spectateur qui, ce soir-là était seul au monde. Et puis elle a savouré son triomphe mais avec humilité, les mains sur sa bouche, peut-être pour masquer son émotion. Elle a simplement dit : « Plus de mots. » Elle a quitté la scène du Vauban sous une énorme ovation. Moi, j’ai salué et remercié Jacques Guérin. Il avait l’œil pétillant, ce regard qu’il a les soirs de très grands concerts, ici au Vauban ou à son festival du Bout du Monde, à Crozon. J’ai quitté le Vauban avec cet indicible sentiment d’avoir croisé bien plus qu’une grande voix. Une belle âme, un soupçon d’éternité qu’on désigne d’un simple mot. Diva. Dans la nuit glaciale, le poste de radio égraine des mots qui vous vont bien, Emel. Et l’enfant que vous êtes encore, Madame, me met les larmes aux yeux…
Arnaud dit
Je la découvre live ce Samedi à Marseille !
Ton retour donne en tout cas follement envie.