Il m’est arrivé un truc étrange. Figurez-vous que ce week-end je couvrais un nouveau festival à Brest, un de ces petits festivals comme je les aime, concoctés par des passionnés, la fine équipe des allumés de Penn ar Jazz. Au programme du festival bien nommé Désordre, des concerts ressemblant autant à des happenings mêlant musiques improvisées et chorégraphie, le tout dans un Mac Orlan entièrement repensé, reconstruit, habillé de verre et d’acier, beau comme un sou neuf de l’autre côté du pont de Recouvrance, rive droite, autant dire au bout du monde mais à une encablure de tramway. Ainsi donc je me retrouvais dans cette salle au confort cosy, dotée d’un bien joli plan de feux et d’une acoustique king size. Je l’ignorais mais j’allais vivre pendant deux jours des émotions musicales et visuelles incroyables mâtinées de complications techniques gratinées.
Premier concert qui donne le la, si j’ose dire. Une contrebasse qui joue en sourdine, tandis que dans le fond un musicien s’escrime à tirer des souffles de ses boîtes à rythme. Un danseur évolue, tout en circonvolutions. Voilà pour le tableau. Du côté de l’image, il y aurait mille clichés à réaliser, tant dans la beauté des gestes, la grâce de la chorégraphie et bien sûr les musiciens, la merveilleuse alchimie de l’image servie par des lumières élégantes, seulement voilà. Oui, mais… Faire des clichés dans un silence quasi monacal, c’est pas une sinécure. Au mieux, vous devenez la cible de tous les regards de spectateurs prêts à vous clouer au pilori au moindre soupçon de déclic, au pire vous importunez les artistes et ça, c’est le scénario catastrophe. Je me souviens du régisseur d’une artiste (dont je tairai le nom) qui m’avait prévenu : « si elle entend le bruit de votre déclencheur, si elle repère votre présence et s’en agace, croyez-moi, je préférerai être dans mes pompes que dans les vôtres. » Vous, fidèles lecteurs de Shots, savez ce que je pense du respect du public et des artistes, sinon vous pouvez toujours relire les dix commandements. Bref, c’était l’angoisse. Inutile de préciser que j’avais activé le mode Q de mon Nikon D4, mais même en mode silencieux, c’était encore trop bruyant. Comme me le disait un ami photographe à l’issue du concert, même avec un Leica c’était pas jouable. Les puristes apprécieront…
Est-ce que ça m’a empêché de faire des clichés et d’être heureux ? Bien sûr que non, bien au contraire. J’ai fait très peu de clichés et quand je dis très peu, c’est vraiment rien de le dire. Par exemple, sur le set de Giovanni Cedolin (danseur) et Guillaume Roy (violon), j’ai réalisé sept clichés. Sept. À dire vrai, j’ai eu l’impression d’être revenu quelques années en arrière et d’avoir travaillé en argentique, avec ce tempo, cette respiration retrouvée et je n’hésite pas à dire que ces contraintes, finalement, m’ont bien servi. Je dois même à la vérité de dire que je n’avais pas produit un travail de cette qualité depuis très longtemps. Des cadrages au cordeau, des mesures d’expo parfaites, des compositions ravissantes et un taux de déchet quasi nul. Le parallèle avec la photo argentique sonne presque comme une évidence. Déclencher comme si sa vie en dépendait, attendre que le son s’amplifie, jauger que son niveau sera suffisant pour masquer le bruit du miroir qui remonte et s’immobilise, maintenir le déclencheur de Nikon D4 et attendre le moment opportun pour laisser le miroir s’abaisser, glisser doucement dans ce bruit mat et caractéristique, comme une libération, puis observer que personne ne m’a repéré. D’ailleurs, comme une récompense, un musicien présent dans la salle a confirmé mon action discrète dans un sourire « Ah ? Hervé ? Tu étais là ? Tu as fait des clichés ? Je ne t’ai pas entendu ! » C’était étrange, comme expérience, un peu angoissante mais très enrichissante. Il reste les clichés, des traces de ces moments d’exigence. Je suis convaincu des bienfaits de la photographie argentique et je conseillerais volontiers à tous les photographes de faire une pause argentique, eux aussi, de temps à autre. Le temps d’une promenade, d’un week-end, le temps de construire une image comme de se reconstruire soi-même, de retrouver ce tempo comme de se retrouver, cette respiration intérieure dont j’évoque désormais si souvent l’omniprésence chaque fois que j’embarque avec moi mon F1, mon vieil ami de trente-cinq ans pour aller cramer une pellicule. J’ai souvent écrit que l’argentique me semblait un retour nécessaire aux fondamentaux de la photographie, je pense qu’au delà de l’aspect technique, ce mode photographique, désormais vintage, permet aussi au photographe d’être prêt à assumer plus sereinement des situations complexes. Comme une thérapie, en quelque sorte. Apprendre à rester zen, en se disant que, quoiqu’il arrive, de toutes façons, il reste encore trente six poses à venir. La photographie argentique a encore, indubitablement, de beaux jours devant elle, comme un complément, un chaînon manquant au processus photographique numérique.
• photo : Giovanni CEDOLIN (danse) & Guillaume ROY (violon). Festival Désordre, Mac Orlan Brest, crédit photo : Hervé LE GALL
Christian Taillemite dit
Hello !
Moi qui ne shoote plus quasiment que du jazz,e suis très souvent confronté à ce genre de situation et je partage totalement ton ressenti.
J’adore également que les musiciens ne me remarquent pas et découvrent à la fin du concert que je les ai photographiés.
Dans les petits (voire très petits…) lieux, je n’utilise quasiment plus que mes Fuji, l’outil ultime étant le X100 dans les cas où la discrétion maximale est requise, mais sa focale unique (équivalent 35mm) ne permet pas de beaucoup varier les cadrages.
Le X-pro 1, quant à lui, plus discret qu’un M6, mais pas totalement exempt de bruit, permet néanmoins de ne pas se faire remarquer exagérément.
Le 5D Mark III, dans son mode silencieux, est quand même un ton au dessus, ne serait-ce que par la durée du bruit plus longue même si en terme de décibels, ça reste très limité.
Enfin, plus que jamais, se limiter à un nombre d’images très réduit et choisir les moments opportuns est l’attitude la plus respectueuse envers les artistes et le public.
Cela parait si évident, et pourtant on voit parfois des comportements qui font honte au métier de photographe…
roy dit
Bonjour,
Je suis l’altiste sur la photo? y a t’ il un moyen de voir les 6 autres photos dont vous parlez ?
Bien à vous? Guillaume Roy.