Cartier-Bresson parlait d’index masturbateur. Elle me plait bien cette expression. Elle assimile le titillement de l’index sur le déclencheur à un acte sexuel et masturbatoire, elle sous-tend aussi (si j’ose dire) que la photo est un acte instinctif et réduit cet acte, passez-moi l’expression, à un truc de branleurs. J’ai l’impression désagréable que le temps qui passe, les technologies aidant, le développement de la photographie numérique (qui virtuellement ne coûte plus rien), la disponibilité de logiciels permettant de triturer, de bidouiller, d’améliorer, de magnifier ou d’enlaidir l’image, autant de choses liées à la capacité de tout à chacun de se montrer, de s’exhiber world wide à travers l’internet, de flatter son ego, d’exacerber un talent qu’on croit assuré, oui je pense, mon cher Henri, que vous étiez dans le vrai. La photographie est devenue un truc de branleurs.
Il ne se passe pas un jour où je ne doive subir l’agression de clichés creux, vides, sans âme. Je l’ai souvent dit, écrit et répété : « montre-moi les photos que tu montres et je te dirai quel photographe tu es. Ou pas. » Le premier talent du photographe consiste dans le choix de son sujet, à faire d’un ensemble de hasards chaotiques une harmonie cohérente, à figer pour toujours une image unique, avec un style, un petit truc indéfinissable qui rend son image, justement, unique et élégante. La photographie, telle que je l’imagine, n’est pas très éloignée de la théorie du chaos et du grand bordel ambiant qui se synthétise, s’immobilise en un instant par la grâce d’un déclic. C’est là où le talent d’un Cartier-Bresson fait toute la différence. La captation d’un mouvement, d’un moment, la construction d’une image, c’est Burrows, son Leica M3 et son 35mm au Vietnam. C’est cru, c’est violent, c’est inimaginable. Je viens de l’argentique, de cette époque où chaque déclenchement avait un sens, coûtait de l’argent. Aujourd’hui on déclenche et ça ne coûte plus rien et d’ailleurs ça tombe bien. Parce que, bien souvent, ça ne vaut rien, non plus. Je regarde les photos, de moins en moins d’ailleurs. Je ne m’arrête plus au fait que ce que je vois n’allume pas mon regard, non. Je suis attristé, pour ne pas dire affligé de réaliser que pour montrer des images pareilles, il ne faut avoir strictement rien. Aucune sensibilité, mais surtout aucun regard et je ne vais même pas jusqu’à parler d’un œil.
Je reçois régulièrement des demandes de photographes, ou de gens supposés comme tels, qui me demandent de critiquer leur travail. Ma réponse est, toujours, invariablement la même. Je refuse catégoriquement de donner mon avis sur les images des autres. Mais comme je suis curieux de nature, je vais quand même jeter un regard anonyme et, dans une immense majorité des cas, je passe mon chemin avec un sourire sans ironie. J’ai mis des années à oser accoler le mot photographe à mon nom, pensant (à juste titre, faut pas déconner) que j’étais un branleur à côté de calibres comme Gassian, Burrows, Lartigue, Le Grand, Avedon, Arbus… Un art mineur qui encule un art majeur comme disait Gainsbourg. Si je laisse derrière moi une toute petite dizaine de clichés, quelques stages portraits qui auront marqué la scène brestoise, je serai déjà comblé. Est-ce pour autant que je mérite d’affubler mon nom du titre de photographe ? Rien n’est moins sûr.
Photographe. Ah ! La belle affaire. Il n’est pas de métier plus difficile, plus exigeant. Un métier où l’artisan s’efface totalement au profit de son modèle, un métier où l’excès d’ego peut être fatal. Un métier en pleine crise car aujourd’hui, tout le monde est photographe. Et paradoxalement, malgré tout, c’est un métier qui fait rêver et même qui fait fantasmer. Le mythe du paparazzi qui côtoie les paillettes, le strass, les chambres de palace, du photographe qui approche et tutoie les stars, qui frôle du doigt la célébrité. Star dust, mon cul. La vérité est plus sordide, mais les légendes ont la vie dure. Aujourd’hui, le sentiment de talent s’exerce sur deux ou trois clichés bidouillés à coups d’effets plus ou moins hasardeux dans Lightroom (quand ce n’est pas sur Instagram), exposés sur Flickr, relayés sur Facebook où le quidam lambda viendra s’extasier aussi sûrement qu’il criera au génie en votant à grands coups de SMS surtaxés pour un chanteur télévisuel dont il aura oublié le nom la saison suivante. Mais ça suffira pour y croire. Plus dure sera la chute, mais en attendant cette masse de photographes amateurs vient en concurrence frontale, pour ne pas dire déloyale avec une profession qui subit la crise de plein fouet. Ici c’est la mère de famille qui tape des clichés de mariages à ses heures perdues, d’ailleurs sans méchanceté aucune, il n’y a pas que ses heures qui soient perdues. Là c’est le comptable qui lâche ses crayons et investit ses économies, tout son temps libre et ses RTT pour aller traquer la galinette cendrée du bout de son énorme zoom. Là encore, c’est l’employé de bureau qui arrache une accréditation pour aller taper des photos de concerts. La photographie est une belle passion. Las. Aucun des trois ne sera sans doute jamais un Gérald Géronimi, un Vincent Munier ou un Claude Gassian. Mais en attendant, en occupant le terrain, ces amateurs font de l’ombre à des gens qui ont simplement besoin de croûter et, pour parler d’un domaine que je connais bien, pervertissent et brouillent les règles délicates, détruisent l’écosystème en créant une demande surnuméraire d’accréditations aux concerts, aux festivals. C’est une des raisons pour laquelle j’ai, pour ma part, déserté les champs de bataille, à l’exception notable d’endroits comme le Vauban ou le Run ar Puñs où je me sens comme à la maison. Le résultat, c’est un niveau qualitatif nettement tiré vers le bas, une production d’images diffusées gratuitement en échange d’une accréditation supplémentaire, comme on donne à un gamin un tour gratuit sur un manège et la promesse d’une mention de copyright (par ailleurs obligatoire) sur un flyer ou une affiche et au passage, une petite flatterie à l’ego qui, malheureusement, ne mènera son auteur nulle part si ce n’est dans le mur. Mais c’est pas grave. Elle pourra toujours reprendre ses activités familiales, il pourra retrouver son costume de comptable ou d’employé de bureau. Sans trop se soucier qu’au bout de la chaîne, une profession crève, lentement mais sûrement.
Vous allez me dire que j’ai la dent dure. Non, c’est la simple vérité. Photographe amateur ou professionnel, finalement, au bout du compte, c’est un débat un peu vain et il le sera de plus en plus, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer. Pour moi, d’ailleurs, c’est un concept creux. Je suis nettement plus radical, il y a d’un côté des photographes, des gens qui ont un regard, une petite malice dans l’œil, ce petit truc qui fait qu’ils ont cette capacité à capter le moment, à rendre l’image figée jouissive pour reprendre une thématique chère au cœur de notre cher Henri. Et puis il y a les autres, tous les autres. Les premiers existent, les autres non. C’est ainsi. Et si, comme le disait si joliment Blaise Cendrars, le seul fait d’exister est un véritable bonheur, il faut bien avouer que l’inverse est également vrai. La photographie est un art qui réside dans la capacité à voir un instant, à le capturer, à savoir choisir. Voilà un bon indice. Finalement, la vraie qualité d’un véritable photographe, c’est de savoir prendre de bons clichés et de savoir les reconnaître. Les siens. Et ceux des autres. Cet instant-là que Cartier-Bresson qualifiait de décisif.
• cliché : Super gland aux Vieilles Charrues juillet 2012 (crédit photo Hervé LE GALL)
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