Eiffel. Rien ne me prédestinait à aimer ce groupe et quand je dis aimer, c’est aimer, sans retenue, comme je sais le faire. C’est aimer dans sa globalité, aimer les mots, aimer les gens, aimer le ton, l’ambiance si particulière qui se détache d’un concert du groupe. Eiffel. En un mot, c’est un soupçon d’humanité, une rage sincère, un sens inné de la mélodie, de la réalisation, des arrangements et tout cela tient sur les épaules d’un homme. Car finalement, oui. Eiffel c’est Romain Humeau et réciproquement. Mon histoire avec Eiffel ne date pas d’hier et comme toutes les histoires ou plutôt comme toutes mes histoires elle n’est pas pavée que de louanges et encore moins de bonnes intentions. J’avais assisté à un concert d’Eiffel il y a dix ans où je m’étais copieusement emmerdé, où j’étais à côté, où je n’avais rien capté et bien sûr, je l’avais dit, beuglé, écrit à qui voulait l’entendre, que Eiffel c’était pas ma tasse de thé et, suprême imbécilité, j’étais tombé dans le travers, le lieu commun, la banalité navrante de tout un chacun qui veut se faire Eiffel à bon compte, y allant de ma comparaison de café du commerce avec Noir Désir. Voilà. C’était fait. J’avais quand même noté le lyrisme flamboyant de Hype, en fin de concert, ce qui tend à prouver qu’au delà du dérangement digestif qui m’avait pourri ce concert, je gardais néanmoins une oreille attentive, une petite étincelle qui depuis lors ne m’a jamais quitté. J’ai recroisé le chemin de Romain Humeau un peu par hasard, à l’occasion de la sortie de son parcours solitaire. J’avais pris le bien nommé L’éternité de l’instant, œuvre magistrale d’un musicien hors-norme en pleine gueule et ce soupçon d’éternité s’était gravé en moi pour ne plus jamais me quitter. Je fis alors le chemin inverse, le chaînage arrière, reconstituant chaque morceau du puzzle qui me manquait de l’histoire de ce groupe attachant, cet index unique dans l’histoire de la pop et du rock french touch. Ahuri, je l’étais devenu. Et pas qu’un peu.
J’ai reçu Foule monstre au début de l’été, comme le signe annonciateur d’un bel été sans fin, orageux et violent comme peut l’être la musique d’Eiffel. Première bonne nouvelle, le groupe évolue désormais sous l’aile bienveillante de Pias, un label dont je connais toutes les valeurs humaines, l’attachement à une relation de qualité avec ses artistes et ce n’est pas Miossec qui me contredira. Un groupe comme Eiffel méritait bien la signature d’un label de qualité comme Pias et je suis convaincu que la suite de l’histoire va leur donner amplement raison. J’avais d’abord reçu le single et premier titre de l’album, Place de mon cœur, prémisse d’une suite qui s’annonçait juteuse et jouissive, j’ignorais alors que j’étais loin, si loin, de la réalité. Car je vous le dis sans ambages. Eiffel signe avec Foule monstre son meilleur album, comme un one step beyond annoncé par l’album précédent (À tout moment). On sent que Romain Humeau a mis dans Foule monstre le meilleur de lui-même, comme un orfèvre du son qu’il est. Car il faut rappeler ici que le bonhomme est un farfouilleur infatigable, un chercheur de phase, un créatif du son, un bidouilleur de génie qu’on imagine sculptant les sons, burinant le tempo, la perle de sueur qui roule et dégouline sur la tempe jusqu’à l’épuisement, dans son studio des Romanos, puisqu’il était hors de question d’accoucher de ce nouvel album hors de chez soi, ailleurs qu’à la maison, bien entendu. Romain Humeau, bourreau de travail, stakhanoviste du son, est aussi un foutu caractère et une sacré tête de bourrique. Il a une idée précise du chemin qu’il a lui-même tracé, là où il veut nous emmener. Et au bout du chemin, on accède aux portes de ce pur album dont on ne peut rien exclure.
Foule monstre. Douze titres* qui coulent comme une évidence, entre mélodies pop rock et cette touche de lyrisme débridé, sans retenue mais sans larmes, cet humanisme qui tiraille au cœur et au corps de Romain Humeau depuis toujours, des textes qui cognent, dans Le même train des mots qu’on reçoit en pleine gueule « fils de moins que rien ou d’un royaume argenté, en peau de vison peau de chagrin, on prend tous le même train… » La conscience d’un ascenceur social qui a dû s’arrêter, bloqué entre deux étages. Au bien nommé Chaos of myself (avec Phoebe Killdeer en invitée de luxe) succède le tendre Foule monstre sublime ballade eiffeliène qui a donné le thème de la pochette graphique, réalisée par le collectif nantais Le Chakipu, à mon sens la seule et unique véritable faute de goût d’un parcours quasi parfait. Tant qu’à faire dans le graphisme couillu et assumé, il y avait assurément d’autres pistes à explorer (je pense à Tanxxx entre autres) mais là, non, c’est raté et c’est dommage. En revanche, du côté de la galette, on se régale. « Si on n’était pas fou, on deviendrait tous dingues ! » Il règne un petit vent de folie dans les textes de Romain Humeau, généreusement servis par le gros son d’Eiffel, copieux, un style fat & heavy comme l’affectionnent les groupes de garage rock dans le sud des USA, mais à cette différence que le son d’Eiffel, lui, n’est jamais gras, toujours soutenu par la grâce élégante des guitares d’un Nicolas Bonnière plus efficace que jamais.
Et puis vint Chanson trouée sublime chanson, histoire sans fin, grand cri du cœur d’une âme damnée. Dieu que cette chanson est longue, lyrique et belle. À elle seule elle représente tout ce que j’aime, que j’ai toujours aimé dans l’œuvre d’Eiffel. La magnificence simple d’une humanité belle et profonde et finalement la simplicité d’un mec qui met une partie de sa vie (et de son âme) dans chaque note et dans chaque mot. Sept minutes et deux secondes, cette chanson trouée m’émeut plus que je ne saurais le dire et vaut, à elle seule, d’acheter ce nouvel album. « Allez viens ! On se saoûle dès lors que les étoiles filent leur mauvais coton… » Cette chanson, ponctuée par un simple piano, construite comme un boléro faussement linéaire qui monte en puissance, crescendo, commence par une invitation à la folie, une supplique et ce constat heureux et cynique à la fois « et si nos voix sont cabossées, que la chanson est trouée, au moins il y souffle encore un peu d’air tu peux respirer… » Je veux bien croire que la Chanson trouée gravera de sa marque les concerts d’Eiffel et qu’elle saura y prendre la place qu’elle mérite. On ne peut pas évoquer Foule monstre sans parler de ce featuring sur le splendide Lust of power où Bertrand Cantat signe un couplet de sa voix unique et inimitable. Un putain de titre qui dérange, évoquant la poudre, la mort, la violence, les mass murders, une certaine désillusion du rêve américain, autant de thèmes chers au cœur du taulier d’Eiffel… Et puis Cantat. Putain de toi où chaque mot dit de ta voix prend une absolue puissance, un autre écho, une autre dimension. Des mots récités, comme assénés « J’arrête, je stoppe les mots, l’hémorragie j’appuie sur pause… Mais je dis qu’au final les chacals ne vont pas l’emporter au paradis. » et on se souvient du ghost track « tu restes mon ami », des mots d’une indéfectible tendresse et les images qui reviennent en boomerang comme un douloureux et éternel leitmotiv. Et la voix de Bertrand Cantat donne encore plus de puissance, de splendide pertinence à ce Lust of power qui n’en demandait pas tant.
Rien. Il n’y a rien à enlever de cet album parfait dont je pense qu’il restera comme l’un des meilleurs signés par Eiffel. La pertinence des mots, les trouvailles sonores, la magie des compositions, Eiffel contemple du haut de sa tour le paysage musical français et nous offre là l’accomplissement d’années de labeur. Romain et Estelle Humeau, Nicolas Bonnière et Nicolas Courret vont bientôt reprendre la route pour aller défendre une certaine conception de leur musique, avec le lyrisme et la générosité qu’on leur connaît. Et ce soupçon d’humanité, cette infaillible simplicité qui est la marque des très grands. Les fans d’Eiffel, quant à eux, n’en peuvent plus d’attendre le 3 septembre 2012 et je les envie. Ils vont découvrir, ahuris, ce nouvel album splendide qui va les conduire, une fois de plus, vers un été sans fin.
(*l’album commercial comptera quatorze titres)
• Eiffel. « Foule monstre » (Pias). Nouvel album à paraître le 3 septembre 2012
• en savoir plus sur le site du groupe Eiffel suivre Eiffel sur Twitter et sur Facebook.
• voir la vidéo du titre « Milliardaire » réalisée par Le Hiboo.