Comment reconnaît-on un bon album, je ne dis pas un pur album, non, ça, c’est pour plus tard, mais comment décèle-t-on qu’un album a franchi la limite, passé la barrière comme disait cette vieille fripouille de Schopenhauer, pour s’installer de manière durable dans le gotha des albums de musique qui vous font du bien ? On y revient sans cesse, mué par une force irrépressible, un truc qui vous attire sans vraiment trop savoir pourquoi, comme un junkie qui demande sa dose, comme un alcoolo en fin de parcours, au petit matin Boulevard Clemenceau mécontent de constater qu’à six heures du mat’ le bar du Vauban n’est même pas encore ouvert. Ouais, c’est ça un bon album. Un truc dont tu as envie et qui te fait du bien. Parfois, c’est insidieux, un peu comme la passion, comme l’amour qui te tombe sur le coin d’la gueule sans que tu t’en aperçoives. Un jour, ça arrive et tu ne l’as pas vu venir. J’aurais pu vous dire tout le bien que je ne pensais pas de « L’amour à trois« , premier opus de Siam, duo brestois, comme certains sans même l’avoir vraiment écouté. Ça aurait facile, finalement, d’écrire une review tout en complaisance pour ces deux lascars que je connais depuis des lustres et qui font partie de mon deuxième cercle, mais non justement. Je ne voulais pas me mentir et encore moins mentir à mes potes. Alors, un soir, au Vauban, j’ai embarqué l’album avec moi, pour voir. Tout en douceur, sans violence, les titres se sont installés sur mon iTunes, calés entre une improbable Shania Twain dont je me demande toujours par quel prodige cette blonde peroxydée made in US a pu s’immiscer dans ma play list et l’estimable Steve Hillage, souvenirs de vieux baba chevelu et de pop made in Albion de bon aloi. Mais, encore une fois je m’égare, revenons à l’album de Siam…
Un soir qu’au Vauban je traînais mes baskets pas très loin des water-closets, tiens ! Voilà que je me sers de la rime façon Gainsbourg pas tout à fait par hasard (et pas rasé) et puisque je vous parle de Serge, je m’étais entretenu avec Bruno (Leroux qui forme Siam avec Fanny Labiau. NDLR) au comptoir du bar du Vauban, entre limonade et café-cognac de l’éventuelle filiation entre les textes de Siam et les mots du grand Serge. J’avais reçu une fin de non-recevoir aussi sèche que définitive. Bruno, semble-t-il lassé qu’on lui rebattes sans cesse les oreilles d’une éventuelle inspiration gainsbourienne dans son écriture, m’avait ramené brutalement dans les cordes, m’assénant : « Et merde ! Je n’ai rien en commun avec Gainsbourg. Je n’ai pas été imprégné des ses textes, la seule chose que je connaisse vraiment de ce mec c’est l’image médiatique que le bonhomme renvoyait à la télé. » Dont acte. Je n’avais pas trop insisté sur le sujet qui semblait agacer mon interlocuteur. Pas plus de chance non plus sur une possible filiation avec Miossec. Aïe ! Sujet sensible mais inévitable. Là encore, le réveil fut brutal. Je décidais donc de mettre un terme à un exercice finalement assez casse-gueule et j’invitais Bruno à une séance pose-express sur le canapé du hall de l’hôtel Vauban, invitation qu’il s’empressa de décliner, évidemment.
Je devais donc chercher ailleurs, puiser dans d’autres sources, essayer de trouver une influence. Ou pas. Exit Gainsbourg. Quant à Miossec, le fait que Bruno Leroux ait fait partie du trio (avec Guillaume Jouan et Christophe Miossec) qui avait commis le définitif et somptueux premier album « Boire » n’était pas non plus un indice. Alors ? D’où vient cette pertinence, ce son, cette fluidité, cette beauté des mots ? Un ton, un son très french touch, une dégaine scénique qui n’est pas sans rappeler un Bashung voire un Daho période « Mythomane », et des mots, des putains de mots que n’auraient sans aucun doute pas renié Lucien Ginzburg. « Comme un homme et sa maîtresse, comme deux amants en détresse, rien d’autre que l’amour, mais la foule nous entraîne et déjà la foule gronde, cours, mon amour, le temps change et je t’emmène, loin des peurs et loin des peines. Je meurs d’envie d’en finir dans ton lit, la nuit je tais nos cris… » Échec, certes, mais pas mat. Il m’en fallait plus. Finalement, le premier titre « Le club des caniches », signé Miossec, m’apparaissait désormais en complet décalage avec le reste de l’album. Non, il me fallait chercher ailleurs. Peut-être dans le somptueux « Mercure » qui glisse entre les doigts sans qu’on puisse y faire quoique ce soit. C’est donc ça la signature de Siam, cette forme de désespérance heureuse, cette fuite en avant mâtinée de cynisme opportun, ce pied de nez à la vie. Je venais de comprendre et j’avais mis du temps (on ne se refait pas). Dès lors, Siam m’ouvrait les bras et chaque titre claquait à mes oreilles comme une évidence. Un phrasé de bandonéon, des envolées lyriques séchées par quelques riffs méchamment assénés, je n’avais désormais plus qu’une envie. Fermer les yeux et monter le son, encore, et encore. Comme à l’image du final de « Mercure », entre pop et rock. Splendide. L’album se termine sur « Lionel » quelques mots touchants, graves, posés avec une douce délicatesse, le souvenir d’un ami, d’un frère. Un texte magnifique, soutenu par une ligne mélodique discrète qui exprime le sentiment avec pudeur et élégance. Non. On ne sort pas intact de l’écoute attentive du premier album de Siam.
Avec « L’amour à trois » Siam franchit avec allégresse et désinvolture cette barrière si chère au cœur d’Arthur Schopenhauer. Le duo signe un album qui restera, qui marquera l’histoire de la pop française, comme d’autres avant eux, en d’autres temps. Siam a la noblesse d’une lignée, héritier qu’il est de ce que la french touch a commis de meilleur avec une gouaille, un coup de gueule d’amour qui n’est pas sans rappeler la chanson réaliste à la Fréhel, celle-là même qui offrait des diabolos menthes au petit Lulu. La boucle est bouclée. Siam, c’est une osmose, quelque part au bout de cette rue qui mène à l’océan, c’est un peu tout ça en même temps, les mots, les sons qui mis bout à bout, me touchent, m’émeuvent et font que je reviens aux chansons de ‘L’amour à trois » avec ce petit plaisir sans cesse renouvelé. C’est à ça qu’on reconnaît un bon album. Au fond, Bruno avait raison. Les choses sont toujours beaucoup plus simples qu’elles n’y paraissent…
• photo : SIAM au Cabaret Vauban en novembre 2010