Un samedi soir au Run ar Puñs. Douceur d’une soirée de mai, j’arrive sur le parking qui jouxte la longère mythique. Comme toujours, il y a quelques kids qui tapent la discute accoudés à leurs voitures en avalant une (ou deux) Kro, en attendant les potes, histoire de prendre un peu d’avance au compteur. Ce soir, je me dis qu’un Julien chasse l’autre, à grand coups de pompes dans l’oignon, tant les deux univers supportent peu la comparaison. Julien Lourau est une anti-star et ses choix musicaux en attestent. Ce type est capable de tout et avec brio. Pour ma part, je l’ai vu jouer dans un partition purement jazzy, au Vauban, et c’était déjà à tomber. Deux jours plus tard, alors qu’il avait décidé de rester un peu à Brest, peut-être simplement parce qu’il s’y sentait bien (en même temps, comment ne pas se sentir bien au Vauban à Brest, je vous le demande ?), il avait fait un featuring au saxo sur le set de Elysian Fields et ce moment s’était transformé en pure magie. Ça, c’est l’effet Lourau. Cette capacité à transformer tout ce qu’il touche en grâce infinie. Quelque soit le style. Deux ans plus tard, en 2007, Lourau est revenu jouer avec Rumbabierta à la Carène, sax, clarinette, rythmes cubains et comme au Vauban, rebelotte, une mention putain de concert pour un set envoûtant et velouté, des mimiques drôlatiques exprimant le pur feeling d’un musicien de génie, emporté par l’ivresse de la Musique, celle dont Charles Baudelaire disait qu’elle nous emportait comme une mer, un sentiment qui vous submerge, qui vous fait passer d’un état de blues mélancolique à une extase débridée, bref ! Lourau sait vous prendre et vous emporter là où il le désire, et en deux notes bleues le truc est ficelé. Le public du Run est dans le son, Jeff Sharel est à la prog, les yeux rivés sur son Macbook le sound wizzard envoit le gros son façon french touch, tempo electro supra efficace entremêlé de longs phrasés du boss au sax ou Fender Rhodes, à mi-chemin entre club de jazz et dancefloor. Les gens sont cools, heureux, je me faufile délicatement entre eux, je shoote, pépère, heureux. Ici, pas de règle à la con du genre trois premiers titres sans flash avec un pass de mes deux autour du coup dans une zone réservée et surveillé par un molosse, non. D’ailleurs Julien Lourau m’a vu mais comme tous les zicos de jazz, il sait que les photographes font partie intégrante de l’histoire du jazz et que depuis toujours, nos chemins sont intimement liés. C’est cette générosité, cette complicité qui rendent les concerts de jazz si attachants et ce n’est pas un hasard si parmi mes plus beaux souvenirs de concerts, il y a de nombreux concerts de jazz : Archie Shepp, Roy Haynes, François Corneloup, Vincent Artaud, Erik Truffaz, Louis Sclavis, Didier Squiban, … Et j’en oublie tellement, croisés pour la plupart à l’Espace Vauban, là où je suis né et là où j’espère bien finir, très vieux si c’est possible (et très sage aussi mais ça c’est moins sûr) tant que je pourrais porter mon boîtier. Ainsi donc, porté par l’ivresse des profondeurs, j’ai shooté jusqu’à plus soif, volant une ultime lumière, un dernier clin d’oeil, un sourire, à dire vrai j’aurais bien pu continuer toute la nuit, tant qu’il y avait de la pellicule comme disait je ne sais plus quel photographe. Un photographe d’avant, du temps où l’on se souciait peu de régles, du temps où la télévision n’existait pas, du temps où le génie de la musique ne se mesurait pas à grands coups de téléphone surtaxés…