J’ai le livre de Michael Freeman entre les mains. Celui publié par Pearson dans la collection « Apprendre, toujours ». Un beau bouquin, avec une jolie couv’ pelliculée et une photo en noir et blanc avec à droite de l’image un petit chien moche avec un bonnet et sur la tête du petit chien moche on a ajouté en surimpression un cadre qui semble simuler un viseur et son collimateur central, comme si on nous disait, voilà, le sujet principal de cette photographie c’est lui, le petit chien moche et ridicule avec son bonnet de laine posé entre ses deux oreilles. Le postulat du livre de Freeman, il est là. Comprendre l’œuvre des grands photographes. Mazette ! Tout un programme. Alors bien sûr, je ne peux m’empêcher d’établir un corollaire avec le désormais célèbre « Comprendre la poésie » du professeur J. Evans Pritchard, docteur ès lettres, une scène culte du magnifique film de Peter Weir « Le Cercle des poètes disparus » et dont je ne résiste pas à vous livrer ici, in extenso, la base de la méthode : « Pour bien comprendre la poésie, il faut d’abord se familiariser avec la métrique, le rythme et les figures de style. Il faut ensuite se poser deux questions. Premièrement, le thème du poème a-t-il été traité avec art ? Deuxièmement : quelle est l’importance et l’intérêt de ce thème ? » Et là, j’ai envie de vous dire que pour bien comprendre la photographie, c’est un peu pareil. On doit pouvoir établir une méthode permettant de tracer un graphique avec des données en abscisse et d’autres en ordonnées pour enfin réaliser le schéma idéal d’une bonne photo, ou comment réunir tous les paramètres pour réussir un bon cliché dans toutes les conditions. D’ailleurs, la prétention du livre de Freeman est bien là, écrite et énoncée clairement sur le deuxième plat : « Un ouvrage unique, qui dévoile les ingrédients qui font la réussite d’une image », rien que ça, excusez du peu.
Finalement, à la lecture de ce beau bouquin, je suis un peu gêné. La lecture d’un chapitre comme « Comment lire une photographie ? » avec les dix questions à se poser me semble tellement en inadéquation avec ce que je crois, ce que je ressens et qui ne me semble d’ailleurs, de vous à moi, pas très éloigné du sentiment nourri vis à vis d’autres arts, comme la sculpture ou la peinture. Figurez-vous que je suis un grand admirateur de Dürer, Albrecht Dürer, peintre autrichien du seizième siècle, génie absolu de la gravure, portraitiste hors-pair, mathématicien, architecte… Le musée du Louvre expose son autoportrait au chardon. Il y a une vingtaine d’années, alors que je rendais une visite de courtoisie à ce cher Albrecht, au Louvre donc, je me suis retrouvé avec un autre admirateur extatique, un vieux monsieur qui m’expliqua sa fascination pour Dürer en général et pour cet autoportrait en particulier et alors que je lui demandais les raisons de cette fascination, le vieux monsieur m’avait dit : « Le génie ne s’explique pas. Il vous envahit, vous submerge… » Son œil brillait autant d’enthousiasme que d’émotion.
J’ai feuilleté le bouquin de Freeman et puis au chapitre « la raison d’être d’une photo » j’ai été happé, submergé par des émotions connues, devant les clichés de la série Yankee Papa 13 de mon cher, mon très cher Larry Burrows. Il n’est pas de hasard, il est des rendez-vous. Larry Burrows, mon héros, l’un de ceux qui m’a donné envie de faire des photos et qui m’a fait entrer dans l’âge adulte, la conscience des autres, de leur brutalité crasse. Mon cher Monsieur Burrows, je vous dois tant, je reste un éternel admirateur de votre travail, de votre œuvre, de votre aisance, de votre courage autant que de votre désinvolture. Je n’ai nul besoin d’une méthode pour déchiffrer vos images et prendre en pleine gueule votre génie, tant c’est fort, tant ça transpire, tant c’est instinctif. Instinctif, voilà, c’est ça. La photo c’est comme la musique, la peinture, la sculpture. On l’a en soi, on naît avec, on a un œil qui assimile aussi sûrement que d’autres ont une main qui dessine, un œil qui cadre, qui exacerbe le beau, le laid, la joie, la souffrance. C’est un quidam qui saute au-dessus d’une flaque d’eau derrière la gare Saint Lazarre, un instant décisif si cher au cœur de mon cher Henri. C’est le portrait d’une migrante en Californie en 1936 par Dorothea Lange. C’est la traversée de l’ouest américain vu par Richard Avedon. C’est Doisneau, qui disait de la photographie qu’elle « a une vie et un caractère par elle-même ». Tout était dit.
Est-ce que je conseillerais néanmoins le livre de Freeman ? Bien sûr que oui ! D’abord parce que c’est un beau bouquin, truffé de belles photos, de clichés intemporels qui ravira les passionnés de photographie et parce que c’est un livre qui donne, non pas une méthode à la Pritchard mais bel et bien des clés pour ouvrir une réflexion. C’est le genre de livre qu’on pose sur le bord d’une bibliothèque ou d’une table de nuit, qu’on feuillette et qu’on lit de temps en temps avec gourmandise. Un livre qui raconte des histoires, qui est riche en images et en anecdotes. C’est un livre de recettes qui finalement dit qu’il n’y a pas de recettes, qu’une bonne photo n’est pas nécessairement une photo nette et ce n’est pas Capa qui m’aurait contredit. Le seul juge c’est votre œil, le premier amoureux de vos images c’est vous. Votre œil est plus ou moins aiguisé, plus ou moins exercé, mais ce n’est pas le plus important. Parce qu’il y a l’âme, le cœur, la plaque sensible de votre cerveau selon Gainsbourg, sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur selon Cartier-Bresson. Instinctif. On est touché ou on ne l’est pas. On lit, on assimile ou pas, c’est immédiat ou ça ne l’est pas. C’est comme la poésie, un cliché de Larry Burrows, l’autoportrait de Dürer, c’est le sens du beau. Et ça, on l’a en soi ou on ne l’a pas pas. Mais si on ne l’a pas, ça s’apprend, ça se cultive, au fil du temps. « Si vous êtes né sans ailes, ne faites rien pour les empêcher de repousser. » Celle qui a dit cela a passé sa vie à rendre la vie des femmes plus belle. Elle s’appelait Coco Chanel.
• La vision du photographe par Michael Freeman. Editions Pearson (23€)
NSOphoto dit
Je reste sans voix.. Sûrement l’un le plus article de Shots. Quand la passion parle, ça n’a pas de prix.
Toutes mes félicitations..