Il y a quarante ans, jour pour jour, le 10 février 1971, disparaissait brutalement Larry Burrows, reporter photographe pour le magazine Life. L’hélicoptère qui le transportait, ainsi que trois autres photographes de guerre, dont le français Henri Huet (Associated Press), Kent Potter (United Press International) et Keisaburo Shimamoto (Newsweek), avait été abattu pendant l’offensive des forces sud-vietnamiennes vers le Laos. À l’époque, j’étais minot, mes héros s’appelaient Yuri Gagarine, Neil Armstrong. J’étais un doux rêveur, sans doute un peu romantique. La nuit je levais les yeux au ciel, je contemplais la lune, fasciné à l’idée qu’un homme ait pu s’y rendre, y faire quelques petits pas en prononçant quelques mots gravés dans la mémoire de l’humanité. Et puis il y avait les images de guerre, de cette sale guerre menée à un peuple qui ne demandait que la liberté, une guerre qui fut d’Indochine avant de devenir celle du Vietnam. Mais cette fois, la sale guerre, on la prenait en pleine gueule et les images en couleurs étaient salement crues. J’étais fasciné, moi, le photographe en herbe. J’ignorais tout ou presque de l’identité de celui qui ramenait ces photos, d’ailleurs je me demandais comment un gars pouvait être assez courageux ou inconscient pour oser se ballader dans des zones de guerre, uniquement porté par sa motivation de ramener des images, flanqué de ses boîtiers. Ici, dans le contexte de l’époque, les photographes embarquaient du matériel court, 35 ou 50mm la plupart du temps. Autant dire qu’il fallait être singulièrement gonflé, si tu voulais de l’image, il fallait aller au contact. Moi, j’étais môme, encore à l’âge où on joue à la petite guerre. Les photos du Vietnam, je les ai prises comme une gifle. Je crois que ce sont les photos de Larry Burrows qui m’ont fait entrer dans le monde des adultes, dans sa réalité crue, sa violence définitive. Une forme de désespérance, aussi. Une façon de décrire la noirceur de l’âme humaine, dans son ignominie la plus aboutie. Voilà, c’est ça. Un cliché a changé ma vie. En une photographie, une seule, je suis passé du petit garçon insouciant que j’étais, à l’adulte que je suis devenu, emportant avec moi cette envie de montrer des images aussi, un jour, peut-être.
Il y a eu un avant Burrows et un après. Il y a eu le jour où j’ai pris ce cliché en pleine face, figurant la violence et toute la douleur d’un peuple. La douleur de l’humanité toute entière dans le cliché de cette femme vietnamienne ivre de chagrin, pleurant devant les restes de son défunt mari, emballé, empaqueté, ficelé dans une bâche de plastique. J’ai pour toujours et à jamais le visage de cette femme, gravé dans ma mémoire, l’expression incarnée du deuil, cette femme qui semble vouloir protéger du soleil ce qui reste de son époux, tombé à Hué, en 1968 pendant l’offensive du Têt. Et puis ce détail qui symbolise la souffrance, qui la rend encore plus palpable. Un filet de bave coule de sa bouche ouverte, les yeux de cette femme sont fermés sur une réalité qu’elle ne veut plus affronter. En un seul cliché, la réalité d’une guerre. J’ai su plus tard, en lisant Paris Match qui relayait Life en France, le nom de ce photographe. J’ai su qu’il s’appelait Larry Burrows et qu’il était anglais, né à Londres en 1926. Au fil du temps, j’ai découvert son travail, avec une fascination sans cesse renouvelée. Car Larry Burrows n’était pas seulement un photographe de guerre, non, il était beaucoup plus que cela. C’était l’un des meilleurs photographes du vingtième siècle et, je n’hésite pas à le dire, selon moi l’un des meilleurs photographes de l’histoire de la photographie. La carrière de Larry Burrows n’a pas commencé dans le bourbier vietnamien, même si la publication dans le Life du 16 avril 1965 de son reportage « With a brave crew in a deadly fight« , une succession de clichés hallucinés durant lesquels Burrows assista à la mort, sous ses yeux, du tireur de l’hélicoptère Yankee Papa 13, fut un réel tournant dans sa carrière. Un journaliste lui demanda un jour si on pouvait tout montrer, tout photographier, y compris la mort en direct. Pour Burrows, ce qui primait, c’était le devoir d’informer. Aller chercher des images, même au péril de sa vie, les montrer à ceux qui ne pouvaient les voir. Mais Burrows, c’était beaucoup plus qu’une simple volonté de capturer des instants. C’était un œil. Larry Burrows avait un œil définitif. Une capacité à construire une image, à cadrer de manière totalement instinctive. Les clichés ramenés du Vietnam ne sont qu’une partie de l’œuvre de Burrows, même si, j’en conviens volontiers, les scènes de guerre sont simplement éblouissantes. Certains clichés vont bien au delà du témoignage du rapporteur de guerre. Il se dégage un esthétisme, une beauté dans la souffrance qui aujourd’hui encore sont bouleversants. Je pense au GI qui se précipite vers son camarade tué au combat et plus encore ce cliché de ce soldat gravement touché, la tête penchée, les yeux grands ouverts. C’est un dormeur du val de Rimbaud, c’est la négation même de toute humanité. C’est le courage du photographe, le cran, l’émotion contenue. Larry Burrows ne cherchait pas à faire de l’image sensationnelle, il cherchait seulement à témoigner. Mais parce qu’il était un génie de l’image, il construisait un cadre, instinctivement. Alors l’image se transfigure, les clichés de Burrows deviennent éternels et s’inscrivent dans le patrimoine de l’humanité.
Car finalement, c’est ce que Larry Burrows était. Un grand témoin de son temps, doublé d’un humaniste. Au fil des ans, j’ai découvert son travail, en particulier ses jeunes années, toute la période de reporter qui a précédé son engagement comme reporter de guerre durant neuf années sur le conflit vietnamien. Dans l’ouvrage magnifique « Larry Burrows compassionate photographer« , publié aux États-Unis en 1972 à l’initiative du magazine Life, j’ai pu – enfin ! – appréhender tout ce que je pressentais, comprendre les motivations d’un gamin, engagé à l’âge de seize ans en 1942 par le labo photo de Life à Londres. Il était chargé d’apporter du thé aux gars de l’équipe, des gars qui s’appelaient Robert Capa, George Rodgers, Ralph Morse, Franck Scherschel, excusez du peu… Larry goûtait peu aux joies de la chambre noire (il était paraît-t-il un peu claustrophobe !), en revanche il était fasciné par les récits rapportés par ses aînés. C’est dans le Londres de l’après guerre que Larry Burrows fit ses premières armes en tant que reporter, toujours pour Life, puis un peu partout dans le monde d’où il ramena des clichés drôles, ironiques, inventifs, des cadrages hors normes (comme ce cliché de Churchill sur le tarmac de la RAF en 1954, de dos) ou emplis de tendresse, à l’image de la série qu’il réalisa sur le Docteur Gordon Seagrave, un chirurgien birman que Burrows suivit dans son travail jusqu’à la fin de sa vie, avec toujours ce soin infini dans la délicatesse des cadrages, qui apportent une humanité sincère et profonde à chaque image signée Larry Burrows. Et puis ce fut le Vietnam. L’homme, dans sa dimension la plus pathétique, suivi par le photographe, toujours flanqué de quatre boîtiers, deux Leica M3 et deux Nikon F. Celui qui allait devenir mon héros éternel était méticuleux et inventif, prenant soin de son matériel qui lui appartenait en propre, allant jusqu’à concocter ses propres accessoires. Pour faire l’image qu’il avait en tête, Burrows était pugnace. Ainsi, on se souvient qu’il avait bataillé ferme auprès de l’armée de l’air US pour que soit enlevée la moitié de la porte arrière d’un C-47. Les clichés des tirs à balle traçante lors des vols de nuit, au dessus des positions vietcongs, sont simplement ahurissants. Larry Burrows a réalisé ce qu’aucun photographe avant lui n’avait su ou pu montrer.
Le 7 février 1971, Roger Mattingly photographiait Larry Burrows. C’est le dernier cliché, l’image de fin. Larry Burrows semble pensif, l’esprit ailleurs. Peut-être pense-t-il à sa femme Vicky, à sa fille Deborah, à son fils Russell. Flanqué de ses boîtiers, mon héros a vraiment l’air fatigué, un peu hagard, pas rasé, il esquisse quand même un léger sourire, histoire de donner le change. En mai prochain, il aura quarante cinq ans et peut-être se dit-il qu’il est temps de raccrocher ? Non, je ne crois pas. Quand le rédacteur en chef de Life a su que l’hélico de Burrows avait été abattu au dessus du Laos, il s’est dit « Il va s’en sortir, ça fait neuf ans qu’il s’en sort. » Mais ce 10 février 1971, quelque part au dessus de la forêt dense du Laos, Larry Burrows a disparu, corps et âme, avec ses trois amis reporters. Fin de l’histoire. Fin ? Pas vraiment. Ce jour-là, Larry Burrows, photographe, est devenu un photographe de légende. Un immortel. Vingt-cinq ans plus tard, en 1996, le lieu du crash fut localisé. Deux ans plus tard, on retrouva des débris, notamment un morceau de Leica M3 dont le numéro de série confirma qu’il avait bien appartenu à Larry Burrows. En 2008, une boîte en acier contenant ce qui avait été récupéré sur le lieu de crash a été scellée au pied d’une dalle de verre portant les noms des 1843 journalistes morts en faisant leur travail de journaliste. Quelque part, dans liste, les noms de Burrows, Huet, Shimamoto et Potter. La bande de frères repose désormais ensemble au Newseum de Washington. Larry Burrows continue de vivre à travers les clichés qu’il nous a offerts et pas seulement des clichés de guerre. Ici un visage, là un sourire. Larry est à mes côtés, souvent. Presque tout le temps en fait. Comme une référence. Un père spirituel. Parfois j’hésite et je me surprends encore aujourd’hui à me demander : « Il aurait fait quoi, Larry, à ma place ? » Il n’aurait pas hésité, il y serait allé, s’il en avait eu l’envie. En 2002, paraissait l’ouvrage « Vietnam« . Larry Burrows aurait eu soixante seize ans. Il a reçu a titre posthume de très nombreux prix, dont le prestigieux Robert Capa Gold medal en 1971, le prix Nadar en 2002 (pour l’ouvrage « Vietnam »).
Un jour Larry Burrows, qui était citoyen britannique rappelons-le, avait déclaré aux dirigeants du magazine Life, à propos de la guerre du Vietnam, avec cette pointe d’humour typiquement british : « Dieu merci, ce n’est pas ma guerre ! » En fait, grâce à Burrows et à la publication de ses clichés, cette guerre est devenue planétaire. Est-ce que les clichés de Larry Burrows montrant le bombardement de villages de paysans vietnamiens par les F4 Phantom américains, l’arrosage au naplam ou le largage de bombes au phosphore sur la jungle du Vietnam ont contribué en 1973 à l’arrêt du conflit ? Je pense que oui. Il y a quarante ans, jour pour jour, disparaissait Larry Burrows. Pour moi, pour l’enfant que j’étais, Larry Burrows, mon héros, éternel baroudeur, est toujours vivant. En ce jour anniversaire, j’ai une pensée pour sa famille.
Larry Burrows. 1926-1971. Repose en paix. Cette paix, Dieu merci, c’est un peu la tienne. Et tu l’as bien méritée.
• bibliographie : « Larry Burrows compassionate photographer » (1972 Time Inc.) – « Vietnam » (2002 Knopf Publishing Group) – Magazine « Life
Jay dit
Merci à Shots pour cet hommage. Son travail a fait naître des dizaines de vocations dont celle de Jim Nachtwey, son fils spirituel. Burrows était un seigneur du reportage comme Mc Cullin, Duncan, Caron ou Jones Griffiths mais Il avait un truc en plus. Il travaillait en couleur et faisait des images jamais vues sur des terrains d’opération (vues de nuit, boitier fixé sur un hélico par exemple). Il fut engagé à Life car Pierre Boulat avait refusé le job. Au début des années 90, j’ai vu son travail exposé à Perpignan pour la première fois. Ces images st gravées à jamais dans ma tête et m’ont définitivement donné envie de faire ce métier.
Ronan dit
Bel hommage a un oeil (très grand photographe). J’avoue ne pas avoir toujours essayé de savoir qui avait pris les photos qui m’ont marqués, notamment pas mal de clichés de 39-45 pour ce qui est de la photographie de guerre, mais j’avoue que depuis, j’essaye d’en savoir plus sur ces photographes qui ont fait quelque chose pour la photo et plus que pour la photo…
harvey dit
@Jay Je ne connaissais pas l’anecdote relative à Pierre Boulat. Les clichés de Burrows sont vraiment définitifs, dans la qualité de la composition, le cadrage, la netteté.
@Ronan chaque fois que je regarde une photo, j’ai toujours la manie de tourner le journal pour lire le crédit. Ou alors regarder au début ou à la fin pour le trouver !
Ronan dit
Moi aussi maintenant, mais sur la seconde guerre mondiale, c’est pour beaucoup « photographe inconnu » (dans quelques pavés que j’ai sur le sujet…).
AGENT 007 dit
Bel Hommage que tu lui rends là, grand photographe bien évidemment avec un style et une émotion très particulière dans ses reportages.
On y pense pas assez à ces grands noms disparus trop rapidement sur le terrain de la guerre.
Merci
David dit
Cela me fait penser que je n’ai toujours pas regardé de près le travail de ce photographe de légende… Je le note illico sur ma « to do list » !
harvey dit
@AGENT 007 merci Tonino 😉
@David tu vas adorer, surtout quand on sait ton attachement au Cambodge et à cette région du monde qui a tellement souffert alors que les peuples qui y vivent sont tellement cordiaux, humains.
Christian Dao dit
C’est bien d’avoir rendu hommage à Larry Burrows.
J’ai tweeté l’article.
Salutations.